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    Fin de partie : Les 400 coups de la vieillesse

    Au commencement, la scène dévoile, dans un silence de plomb, un visage sélénique : celui de Denis Lavant, c’est-à-dire Clov. Adoptant énergiquement, sans habileté, à la manière d’une chorégraphie, les gestes qui composent son rituel quotidien, Clov prolonge, ce faisant, l’acte inaugural du théâtre, savoir le lever du rideau, en soulevant, à son tour, les draps qui dissimulent les présences vivantes de cet intérieur vide et en écartant les rideaux aux fenêtres surélevées qui masquent l’accès visuel à l’extérieur — ce hors-scène qui hante les personnages, soit qu’ils s’interrogent sur l’état où les choses s’y trouvent, soit qu’ils se sentent, comme Clov, appelés par lui. Frédéric Leidgens, c’est-à-dire Ham, siège, paraplégique et aveugle, au milieu de ce décor, tandis que ses parents, souvent drôles et touchants, Nagg (Peter Bonke) et Neill (Claudine Delvaux), occupent des corbeilles en arrière-plan. Dévoilé par Clov, il ne reste à Ham qu’une sorte de corporal ensanglanté sur le visage, relique dont il fera ostentation comme pour témoigner de sa souffrance.  

    On a beaucoup écrit sur Fin de partie, dont on a proposé maintes analyses, dans lequel on a reconnu maints symboles. Transportés, souventefois, par l’éloquence d’analystes visionnaires, on en est parfois venus à oublier l’évidence : la vieillesse, non seulement comme thème, mais surtout comme clé d’explication. Dans cette pièce de Samuel Beckett, c’est, en effet, la vieillesse qui s’illustre avec les symptômes qu’elle évoque comme l’isolement, l’ennui ou la dépendance. L’atmosphère post-apocalyptique de l’oeuvre, dérivant des descriptions faites par Clov de l’extérieur sur le commandement de Ham — la mer grise et la terre déserte —  en est caractéristique, qui se prête à l’expression de la vieillesse en constituant un espace restreint, privé d’environnement, et un temps privé de tout événement où il ne reste que la mémoire ou l’imagination comme refuge pour tromper l’ennui et vaincre l’attente que ça finisse. Les déficiences relationnelles entre les enfants et leurs parents, à cette période fatidique de la vie, trouvent, d’ailleurs, une bouleversante représentation : Clov, qui fait preuve d’abnégation en servant son père, et Ham, qui maltraite ses parents réduits, par lui, à l’état de déchets. 

    La mise en scène de Jacques Osinski, empreinte de sobriété, sert l’univers beckettien et facilite notre immersion sensible en celui-ci. Le silence, qui ponctue les textes de Beckett, ne se limite pas ici au taciturne Clov : il englobe Ham qui s’il monopolise la parole, finit, quand il soliloque, par anéantir l’attention du spectateur qui est comme arraché à l’espace de l’écoute, happé par une sensation de bourdonnement agité, hantée par le silence. La performance de Denis Lavant, exigeante physiquement en raison de la force nerveuse qu’elle mobilise, est mémorable. Celle de Frédéric Leidgens est tout aussi remarquable : par sa diction et sa gestuelle, il sculpte un style qui nous rend Ham à la fois sympathique et antipathique. 

    Une Fin de partie qui fera date. Le public a ri aux éclats de ces personnages que nous pourrions bien devenir et que nous sommes déjà un peu, nous qui sommes devenus taciturnes, comme eux, à défaut d’une transcendance capable de résurrecter en nous le langage et l’action. 

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