Titre : Fictions d’artistes, dessins d’enfant
Auteur : Collectif
Éditeur : La Muette
Date de parution : 16 septembre 2022
Genre : Livre d’art
Premier ouvrage de la collection Aimée Girale avec Œil de Linge, Fictions d’artistes, dessins d’enfant a pour ambition de confronter les images réalisées par Francis Goidts aux regards et aux univers d’artistes plasticiens, vidéastes, et musiciens. Dirigée par la peintre et musicienne Aurélie Gravas, la collection aspire à encourager des artistes visuels à s’emparer librement des différentes formes littéraires.
« Ma démarche, protéger des dessins d’enfant d’un frère plus jeune – vocation analogue à un conservateur de musée familial – pouvait être suspecte, sous tendue par une motivation obscure. L’idée fondamentale était de les protéger de la destruction et de l’oubli. Empêcher qu’on efface les traces d’un symptôme illisible mais puissant, un nœud familial exposé par quelques traits de crayon de couleur, bousculant un ordre bourgeois qui semblait immuable. »
Bruno Goidts
Silhouettes vaguement humaines en ombre chinoise, chimères hallucinées à larges mâchoires, portraits composites, étranges oiseaux à la mine sombre, châteaux difformes sans portes, amphibiens dansants, monstres malhabiles, masques grimaçants, formes abstraites tortueuses et menaçantes, armada de géants sans pieds, machineries énigmatiques et tortueuses, pantins désarticulés sans visages… Les images s’enchaînent et ne se ressemblent pas, tissant un récit cauchemardesque et fantastique peuplé d’inquiétantes créatures qui résiste à toute interprétation facile.
Des rapaces multicolores nous fixent d’un œil torve. Des bonshommes bâtons, à la file indienne, s’avancent à travers les flammes vers un amas écrasant de noir pastel muni d’une bouche rougeoyante. Un curieux petit animal évoquant un tapir prédécoupé à la façon du bétail semble nous jeter un regard craintif.
Il est troublant de se plonger dans les dessins de l’enfant de 10 ans qu’a été Francis Goidts dans les années 60. Pour son frère Bruno, il s’agissait de sa part d’une « prétention involontaire mais réelle : donner une forme graphique au chaos. » Si celui-ci reste vague sur les détails des dysfonctionnements familiaux qui ont engendré une telle imagerie infernale, on imagine sans peine, face à la violence et la confusion qui imbibent et dégoulinent de ses tracés, que le quotidien du petit garçon était loin d’être rose.
Au-delà de leur puissance évocatrice, une bonne partie des dessins témoigne d’un trait assuré et d’une force graphique surprenante. Certains évoquent les portraits du peintre Arcimboldo ou les moaï de l’île de Pâques, d’autres les peintures de la grotte de Lascaux et les motifs aztèques, d’autres encore les masques Gouro Baoulé de Côte d’Ivoire et les sculptures Yoruba qui ont considérablement influencé le mouvement cubiste.
Passé à l’écrit une fois adulte, devenu conteur et spécialiste de science-fiction et du fantastique, on se demande à quoi aurait pu ressembler la pratique de Francis Goidts s’il avait persévéré dans cette voie, alors qu’il aurait cessé d’être « une éponge se gorgeant d’un drame ».
Les fictions inspirées par les dessins – de deux lignes à plusieurs pages – les accompagnent, en proposent des interprétations plus ou moins libres, ou bien entrent carrément en collision avec eux. C’est par exemple le cas du texte de Matéo Berthereau sur le potentiel méconsidéré de la rencontre entre humains et machines à café, du pouvoir de séduction de ces dernières, de la magie qui opère lorsqu’une boisson surgie de ces automates avenants, de la révélation scandaleuse que leur disponibilité inconditionnelle a une influence toxique sur la manière dont on envisage notre rapport à autrui, ainsi qu’à nous-même – qui vient se heurter à la silhouette sombre et massive d’un animal aux dents pointues et aux pupilles absentes.
En filigrane, apparaît au fil des mots le sentiment d’étrangeté, de terreur et d’impuissance qui accompagne un quotidien ambivalent et hors de contrôle. On retrouve ainsi les textes de Nadia Benzekri, Matéo Berthereau, Olivier Drouot, Roberta Gigante, Stéphan Glodrajch, Selçuk Mutlu, Dominique Thirion, Bruno Wajskop et Isabelle Vanebosse.
Une première réussie pour la collection, qui marque durablement et invite aux relectures sans modération.
« Leurs langues font parties d’elles, de toutes façons, et pourquoi ne serviraient-elles que d’armes ? »
« Toutes ces fois où je m’étais armé d’un café ignoble pour le plaisir de la rencontre avec ces machines, j’aurais souhaité m’émouvoir, dis-je en me levant sans assurance, j’aurais souhaité discuter de cette étrangeté, j’aurais préféré autre chose que le silence. »
« Ce qui est vrai, c’est que j’ai cru être libre de toute contrainte extérieure, et qu’au bout du compte, je me retrouve avec l’impression d’avoir été manipulée. Pas par mes protagonistes. Par moi ? »
Extraits des textes de Nadia Benzekri, Matéo Berthereau, Isabelle Vanebosse