A good American : « On ne peut pas garantir la sécurité avec la surveillance de masse »
Le Suricate eu la chance de rencontrer les personnes phares derrière le documentaire édifiant A Good American : le réalisateur autrichien Friedrich Moser et l’analyste Bill Binney, devenu lanceur d’alerte. Ancien employé de la NSA, Bill Binney a créé avec une petite équipe le programme ThinThread, une ingénieuse alternative à la surveillance de masse pratiquée par la NSA. Ce système peu coûteux a été abandonné pour Trailblazer, un programme « désastreux » mais qui permettait à la NSA d’obtenir un plus gros budget auprès du Congrès des Etats-Unis. Le projet ThinThread qui soutient la protection de la vie privée est avorté trois semaines avant le 11 septembre. Pour Bill Binney et son équipe, c’est certain : les attentats du 11 septembre auraient pu être évités grâce à ThinThread.
A la fin du documentaire, je ne pouvais qu’être en colère et frustrée. Mais avec du recul – je pense qu’on devient tous aussi très sceptiques – je me suis posée cette question : comment pouvez-vous prouver à 100% que ce que vous avancez est la vérité ? Car dans votre film, il n’y a pas beaucoup de protagonistes à l’exception de votre ancienne équipe.
Bill Binney : Le département de défense américain a investigué pendant deux ans et demi sur cette affaire. Ils ont écrit un rapport où ils ont listé tout ce qui n’a pas été : les mauvaises décisions, de la corruption, de la fraude et les abus de pouvoir. Mais ça endommageait tellement la NSA qu’ils ont réduit la quasi-totalité du rapport. Nous savons que 20% du rapport est de l’information confidentielle. Les autres 80% font état de la corruption. Ce rapport, vous pouvez le télécharger sur internet et vérifier par vous-même.
Friedrich Moser : Pour moi, en tant que réalisateur, je dois m’assurer que je suis sûr d’un point de vue légal : trouver quelqu’un d’extérieur qui peut confirmer cette histoire. Et je l’ai trouvé. Cette personne, qui travaille pour un membre du Congrès américain, a lu le rapport et m’a annoncé que c’était l’histoire la plus importante de ces dernières décennies : « Il faut que ça sorte, les gens vont être furieux de voir que beaucoup de passages ont été supprimés dans le rapport ».
Vous n’avez plus du tout confiance en la NSA ?
F.M : C’est difficile. Au début, quand ils ont commencé la surveillance de masse, ils niaient en bloc cette pratique. Mais quand le premier rapport est sorti et a prouvé son existence, ils ont rétorqué timidement: « Oui, on en fait mais à petite dose ». Et puis Snowden a déboulé avec les documents confidentiels qui prouvent que la NSA le fait à grande échelle et est en train de piétiner la vie privée de tout le monde, ils se sont défendus : « C’est vrai, on le fait. Mais c’est nécessaire pour empêcher un autre 11 septembre ». De qui se moque-t-on ?
B.B: Nous voulons montrer qu’ils avaient les outils pour empêcher le 11 septembre mais ils n’ont décidé de pas le faire uniquement pour des raisons d’argent ! Ce qu’on essaie de faire aux Etats-Unis est de sensibiliser le public et de montrer l’importance de ce rapport. Mais la NSA reste un énorme empire.
En parlant d’Edward Snowden et de ses révélations sur les violations de la vie privée pratiquées par la NSA… Au départ, cela a provoqué un véritable tollé, les citoyens se sont révoltés. Mais très vite, ce sentiment s’est estompé. Plus personne n’avait l’air concerné et ennuyé. Comment l’expliquez-vous ?
B.B : Cela demande trop d’énergie et de pensée. Les gens ne veulent pas être dérangés par quelque chose qu’ils ne saisissent pas vraiment. En fait, quand Snowden a fait ses révélations, il n’y avait pas vraiment de solutions, d’issue de secours à cette situation désastreuse. Nous proposons une vraie solution à ce problème. C’est pareil avec tout, quand on est face à un problème et qu’il n’y a pas d’issue, on ne fait rien et on ne réagit plus.
F.M : En fait, les politiciens ne savent pas comment réagir face à cette situation, à part dire que la surveillance de masse est inconstitutionnelle, que c’est contre la loi et que « c’est pas bien d’espionner ». Des banalités… Mais plus sérieusement, quand on est confrontés à des cas de terrorisme comme les horribles attaques à Paris, nous devons donner à la population un sentiment de sécurité, c’est normal. Notre message c’est bien celui-ci : on ne peut pas garantir la sécurité avec la surveillance de masse ! Récolter et collecter une infinité de données comme la NSA le fait n’a pas de sens. Nous devons trouver un moyen d’attraper les terroristes sans devoir surveiller la population entière.
Est-ce possible de reconstruire un programme comme ThinThread ?
B.B : Bien sûr. Mais ce ne sera pas exactement le même programme puisqu’il a tout de même plus de 15 ans. La technologie évolue sans cesse, il faut donc voir les nouveaux processus de traitement de données. Mais le principe reste le même : filtrer la masse de données, brouiller les communications pour éviter de violer la vie privée des gens et d’écouter sans mandat leurs appels, garder les données qui sont vraiment pertinentes et « jeter » ce qui ne sert pas.
Il faut « simplement » des programmeurs motivés. Des gens avec une expérience en technologie et des personnes impliqués dans les services de renseignement.
Vous irez bientôt au Parlement Européen pour exposer votre projet. Pensez-vous que cela va donner l’impulsion à des changements drastiques ?
B.B : Oui, bien sûr parce que la plupart des parlementaires cherchent une solution où ils peuvent fournir cette sécurité dont les européens ont tant besoin, sans devoir outrepasser nos libertés civiles.
F.M : J’ai personnellement contacté un parlementaire qui s’occupe de la protection. Il a aimé notre documentaire car il ouvre un nouveau chapitre sur le débat de la surveillance et la vie privée. Il a commencé à en parler autour de lui et je pense que le Parlement est réceptif au message. Sincèrement, c’est vraiment triste que des attentats comme à Paris doivent se produire pour sensibiliser, conscientiser. On devient paranoïaques : les démocraties dans le monde commencent doucement à imposer une dictature, un contrôle totalitaire sur leurs populations. Les Européens veulent-ils réellement cela ? Je ne pense pas.
NB: interview réalisée le 21 mars 2016