Face à la mer
d’Ely Dagher
Drame
Avec Manal Issa, Roger Azar, Yara Abou Haidar
Sorti le 6 avril 2022
Jana, jeune libanaise, revient au pays après quatre années d’absence qu’elle a passées en France. Le regard dur, elle semble imperméable à l’émoi que suscite son retour chez ses proches. L’appartement familial a des airs de cellule de détention, mais lorsqu’elle s’aventure dehors, la même asphyxie claustrophobique guette. La ténébreuse Manal Issa, apathique et antipathique, échappe au portrait victimaire de l’arabe pris dans la spirale de la précarité dont le cinéma est friand ; à cela, elle préfère un positionnement rebelle : assumer son mal-être et ne pas chercher à s’en défaire.
Cet état cotonneux – dans lequel on peut rentrer lorsqu’on est confronté à un retour aux sources difficile – on le nomme dépression, lui injectant le mal occidentale du siècle. Pourtant, Ely Dagher n’a pas pensé au symptôme en tant que tel pour construire son personnage. En Jana, il projette l’incarnation d’une léthargie collective qui contamine les Beyrouthins en filigrane. L’histoire d’amour avec Adam, donne au film un regain d’espérance selon le prisme biblique “l’amour nous sauvera”, mais ni la musique festive, ni les étreintes passionnées, ni les bains de minuit n’ont raison de l’atmosphère dépressogène. Il n’y a pas de coupable à trouver, la morosité vampirise les habitants et ils acceptent cette fatalité. Personne ne cherche à guérir, s’abandonnant seulement à quelques échappatoires éphémères comme les boîtes de nuit, le hashish, ou une fenêtre sur l’horizon. Car, malgré des croyances ancrées, It’s Ok Not To Be Ok. Dans cet élan résigné, les personnages semblent être en proie à une éternelle attente dont l’esthétique picturale du film constitue l’anaphore. Ce parti-pris peut engendrer la frustration du spectateur qui attend une trame narrative classique où les questionnements du début se verraient temporiser par une fin convenue.
On a l’image d’une capitale libanaise vibrante et bruyante et non silencieuse, presque postapocalyptique comme elle est représentée dans le film. Une esthétique sombre qui pourrait laisser penser que le trait dantesque est accentué, mais Dagher tient à souligner, qu’a contrario, la réalité est bien plus sinistre. C’est donc dans des conditions précaires que le jeune cinéaste tourne ce long-métrage, s’adaptant aux manifestations de rue, à la circulation paralysée et aux banques bloquées. Pas de surprise néanmoins, pour lui et son équipe, habitués à un parcours urbain accidenté, car tous originaire du Liban. Spectrales, les lignes des bâtiments gris se dessinent sous la brume d’une pollution épaisse, évoquant les explosions du port en 2020 ; les rêves éteints hantent les murs de la ville, plongeant ses habitants dans une errance plus psychique que physique. Exceptée une scène où Jana tente de s’échapper vers un ailleurs mal défini, hors des bras possessifs de son compagnon, les protagonistes réagissent avec un calme sourd, comme si la violence était impuissante face à l’impalpable chaos nébuleux.
Le réalisateur filme la mer de manière inconsciente, on peut y voir un réceptacle du vague à l’âme du pays en déréliction et un subterfuge d’ailleurs. Graphique, elle trace la ligne des horizons hors de vue comme de portée. Cet infini vertigineux que l’on sait intangible ne galvanise pas l’héroïne, il la plonge dans une torpeur engourdissante qui brouille les notions d’objectifs et de cheminement. C’est cette intangibilité anxiogène qui pousse les personnages, à malgré tout, se rapprocher. Ils se raccrochent à des relations fragiles, mais persistantes : l’amour de jeunesse, l’enfant qui a eu des rêves démesurés ou la vue sur l’océan sont autant d’éléments qui colmatent la cristallisation du vide. Ainsi, au milieu de cet espace urbain fantomatique, se constitue un cocon où chacun projette des désirs délavés sur l’autre. Les affects entre les éléments et les protagonistes sont réalistes, tout autant que les dialogues en libanais. Pour lui, il est essentiel de travailler avec des gens au passif similaire, qui personnifient le trouble beyrouthin. Le film est tourné dans l’appartement des parents de Dagher, la musique originale est composée par son frère dont le récit d’apprentissage rejoint étroitement celui de l’héroïne, le lien qui l’unit à ce film est donc fraternel.
À l’heure actuelle, Face à la Mer n’est pas encore sorti au Liban, le prix d’un ticket de cinéma n’étant pas abordable et le public n’ayant pas d’affinités particulières avec le genre indépendant. Selon le réalisateur, il est du devoir des auteurs et des artistes d’exprimer ce sentiment d’abandon qui imprègne les structures industrielles de la ville. La capitale aux fractures multiples accueille des âmes dont il est complexe de mettre en image les maux intérieurs. Dans cet optique, le film riche en symbole ne se contente pas que de paraboler une idée politique, mais fait entendre la voix d’une capitale dépossédée à travers un style surréaliste. Un acte de résistance, car, si l’absurde guerre civile qui a ravagé le pays il y vingt ans inspirait l’écriture, la situation stagnante actuelle la freine ; lutter contre ce courant délétère peut laisser émerger un espoir de résurgence sous forme artistique.