À l’occasion de l’avant-première de leur huitième film, Une année difficile, Éric Toledano et Olivier Nakache donnaient une master class sur l’écriture de comédie au Cinéma Palace le 29 septembre dernier. Cet événement s’est suivi d’une conférence de presse où les réalisateurs ont pu parler de leur rapport au Covid, à la comédie et à la genèse de leur film. Attention, spoilers.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer dans un projet de film ?
Éric Toledano : Les images du Covid et du monde mis en pause nous questionnaient trop. Les Capitales étaient vides, les gens à l’arrêt. C’est comme si on avait été punis, comme si on nous avait dit : « Maintenant tu bouges pas, tu sors pas, tu vois pas tes copains, tu vas pas au restaurant, tu consommes plus, tu réfléchis ». Certains ont fui, mais nous, on a réfléchi parce que c’est comme si on avançait comme sur un cheval au galop et on avait un obstacle, qu’on ne se posait aucune question de pourquoi on a un obstacle. Et puis, se crée un mantra médiatique et politique qui s’appelle « Le monde d’après ». Un monde où tout va changer, où on va repenser le Monde et notre manière de fonctionner. Mais, bien sûr, ces questions-là sont parties aussi vite qu’elles étaient arrivées. Et, de façon plus pragmatique, une vidéo qui circulait où on voyait le collectif Extinction Rebellion qui empêchait les gens de rentrer dans un magasin pour le Black Friday. On s’est dit « Tiens, voilà une photographie d’un film non pas d’époque, mais de l’époque. »
Il y a des gens qui, a priori, au début de film ne peuvent pas vivre ensemble, en tout cas sont tout à fait opposés. Et puis, finissent par cheminer les uns à côté des autres.
E.T. : Mais ils cheminent ensemble par tellement de chemins incohérents, d’arnaques. Très vite, on a eu envie de faire une comédie à l’italienne, une comédie plus grinçante, qui dérange un peu plus, qui questionne un peu plus. À la différence de Nos jours heureux (2006) ou Intouchables (2011), il n’y a pas vraiment de personnage aimable. Ce n’est pas notre mécanique habituelle. Dans ce film, on a des gens qui sont angoissés collectivement et qui abordent ce bourbier collectif de manières différentes. Si on était des politiques, on dirait : « Fin du mois, fin du monde. » C’est-à-dire : se sauver soi- même ou sauver la planète. En tout cas, s’ils ne peuvent pas vivre ensemble au début, ils partagent un problème majeur, celui de ne pas comprendre le monde qui les entoure.
Il y a aussi un enjeu générationnel. Le personnage de Pio Marmaï et Jonathan Cohen sont quarantenaires alors que chez Extinction Rebellion, on est sur des gens beaucoup plus jeunes, qui n’ont pas le même rapport au Monde et il y a cette confrontation entre ces visions du Monde.
Olivier Nakache : C’est ça qui est intéressant. Cette génération nous dit quelque chose. Et je ne parle même pas des militants, mais des jeunes de maintenant. J’ai l’impression qu’ils ont un logiciel, une conscience qui est un peu plus développée que la nôtre, à leur âge, sur ces questions-là. Nous, on le dit souvent, on était adolescents dans les années 80. Honnêtement, ce n’était pas les questions qu’on se posait. Nous, la question c’était l’identité, SOS Racisme, le SIDA, la montée de Le Pen. En travaillant sur ce film, on a discuté, collaboré, débattu avec cette jeunesse-là et on a trouvé son combat très respectable et ça nous a intéressés de trouver cette zone entre eux et nos deux losers qui sont joués par Pio Marmaï et Jonathan Cohen..
Il y a aussi des modes d’action qui peuvent être extrêmes. Le Cinéma est aussi un moyen de partager la militance et de sensibiliser les gens tout en montrant pourquoi les actions militantes sont ce qu’elles sont. On peut aussi s’emparer du Cinéma pour faire comprendre les choses qui sont en train de se passer et qui crispent pas mal de gens.
E.T. : On sait qu’il y a des gens qui peuvent se braquer contre ces méthodes parce qu’elles sont là pour perturber des moments de vie. Mais en réalité, leur mode de sensibilisation est assez original puisqu’il est composé de mise en scène. Quand on parle avec eux, ils nous disent : « Nous, on met du faux sang sur le Trocadéro, on se déguise en banquier en envoyant de l’argent pour dire que les banques sont cupides. » Et je trouvais intéressante cette mise en abîme, le fait de filmer une mise en scène. Et peut-être que désanonymiser ces gens participera à rendre leurs actions plus acceptables. En tout cas, les jeunes qui réagissent dans les salles disent que le film parle de leurs angoisses et de leur écoanxiété.
Comment avez-vous travaillé, pour être en phase avec les gens qui ne sont pas de votre génération ?
O.N. : On les a consultés. On a même essayé de faire des actions avec eux. Passer une journée avec des jeunes d’Extinction Rebellion, forcément, ça vous donne plein de clés. Par exemple, dès qu’on arrive, on voit qu’ils ont tous des pseudos, fatalement, ça nourrit aussi la comédie, ça permet de confronter nos idées à la réalité. Ce qui donne ensuite les scènes, l’architecture. On a fait la même chose auprès de bénévoles qui s’occupent du surendettement. On a fait tout le chemin dans les tribunaux, la Banque de France pour être au plus proche de la réalité, pour ne pas être en décalage.
Comment avez-vous imaginé d’abord le duo et puis le trio ?
E.T. : Il y a d’abord un intérêt pour des personnages qui sont dans des zones de frottement. Le personnage de Pio, on l’avait défini comme « juste en dessous de la ligne de flottaison ». C’est-à-dire qu’il ne vit pas encore dans la rue, il travaille encore, mais il a un reste à vivre négatif puisqu’il a trop emprunté. Donc, il n’a plus de quoi se nourrir totalement bien ou se loger totalement bien. Il vit dans l’endroit le plus en transit qui existe, Roissy, un endroit où personne ne reste. Donc quelque part, il n’a pas à avoir honte parce que les gens autour de lui partent et viennent. Il a une forme de dignité qui essaie de se maintenir. C’est la situation du surendetté par excellence : il se cache, il a des secrets, des problèmes familiaux. Ensuite, on voulait quelqu’un de plus « Pierre Salvadori », de plus extrême dans la comédie, quelqu’un qui a commencé à lâcher parce qu’il est faible, c’est le loser magnifique, c’est Jonathan (Cohen). Il démarre par une tentative de suicide, l’envie d’en finir. Et puis, avec Pio, ils rencontrent cette jeunesse. Mais ces deux univers qui se percutent, ils se percutent que pour de mauvaises raisons : parce qu’il y a des bières gratuites, parce qu’il y a des chips, parce qu’il y a peut-être une magouille à faire. C’est vraiment des héros à l’italienne.
À la fin, il y a quand même l’amour, qui est une bonne raison et qui décale aussi vers la comédie romantique.
E.T. : Oui, mais est-ce que tout le monde se rend bien compte que c’est une arnaque totale ? Il l’embrasse en lui mentant complètement ? De toute façon, quand il y a énormément de violence dans la société, il y a soit le choix de danser ensemble face au problème, soit le choix de continuer à être clivé. Le film commence par un champ-contrechamp assez brut, entre deux façons de penser, et termine par des gens qui dansent ensemble en se racontant un peu n’importe quoi à travers la poésie de Jacques Brel. On n’a pas de vocation à donner une vision péremptoire au spectateur. De temps en temps, on a de quoi sensibiliser, c’était le cas avec Hors-normes (2019), mais on n’a jamais pensé qu’on avait à dire quoi penser. D’ailleurs, je pense qu’on a fait En thérapie (2021-2022) parce qu’on trouvait qu’il y avait trop de gens qui disaient comment penser. Surtout sur les chaînes d’info quand il y a cinq experts pour vous dire : « Voilà la situation, il faut penser comme-ci ». On a eu envie de remettre l’écoute au centre.
Comment les choix se sont faits ? Comment se sont dessinés des personnages ? Comment se sont passées les collaborations avec les acteurs ?
O.N. : Avec les protagonistes, ce n’était pas compliqué. On a fait des lectures avec eux pour entendre leur voix, pour entendre les dialogues. Et, à chaque film, on essaie de proposer un casting original. Des acteurs qu’on n’a pas vus jouer ensemble qui ne font pas partie de la même famille ou zone de théâtre ou de cinéma. On essaie de trouver cette zone de frottement qu’on n’a jamais vu. Quand on réfléchit à un projet, on pense d’abord aux acteurs en disant : « Tiens, lui, elle. Qu’est-ce que ça donnerait ? »
À quel moment les seconds rôles viennent enrichir le film ?
E.T. : On s’est vite rendu compte que la représentation du militant était très compliquée au cinéma. Si vous mettez un mec à barbe, aux cheveux longs avec marqué quatre trucs sur le sac à dos et qui dit « Machin va faire une AG », on va vous dire « Hé vous avez vingt ans de retard avec les mecs du Larzac ». Aujourd’hui, le militant, il est plutôt bourgeois, en vélo dans Paris, un peu bobo. C’est intéressant de voir les changements de représentation. Et c’est vrai que Grégoire Leprince-Ringuet, au casting, nous a l’air beaucoup plus crédible par rapport à ce qu’on a observé. Aujourd’hui, les militants sont des gens éduqués, qui sont à la fac, qui travaillent, qui sont dans la vie active, mais qui ont une connaissance de la collapsologie et qui ont intellectualisé ça. Parce qu’en fait, c’est un privilège de pays riches de s’occuper de ça. Parce que dans les pays plus pauvres, les gens disent « Attendez, laissez-moi déjà arriver à la fin du mois avant de penser à la fin du monde. » Alors que, quand on est un peu plus aisé, on a la possibilité de se préoccuper un peu plus de tout ça. Donc, les seconds rôles, on essaie de les choisir comme ça. Et à un moment, on s’est arrêté et on s’est dit « Demandons aux vrais militants de jouer dans le film. » Et c’est ce qu’on a fait. On leur a dit : « Finalement, vous avez les meilleurs physiques puisque c’est vous ». Et plein de gens ont pris des vacances. En fait, les gens qui sont autour des personnages sont issus d’associations militantes à 90 %.
Il y a une volonté de véracité et en même temps, c’est quand même une mise en fiction de choses assez complexes, comme l’écoanxiété, l’effondrement, la collapsologie et avec un ton volontairement léger.
E.T. : Et pour lesquels ces figurants nous inspirent. Ça nous arrivait que sur le plateau, il nous manquait deux dialogues. On allait voir quelqu’un on lui demandait ce qu’ils avaient dit à ce moment-là et c’est parti. C’est le réel et la fiction qui se nourrissent. Et plus on avance avec l’équipe, plus ça nous intéresse cette zone de frottement. Dans Hors-normes, il y a Joseph qui est un adulte autiste qui joue avec nous et 50% des éducateurs du film sont de vrais éducateurs. Ce que ça crée sur le plateau se voit dans le film. Je raconte souvent cette scène : on avait Reda Kateb, Vincent Cassel et de vrais éducateurs. Les éducateurs sont impressionnés par le fait qu’il y ait Cassel et Kateb qui soient là, donc ça discute, « Toi, tu es acteur, c’est comment ? » Il y a fascination des éducateurs pour les acteurs. Puis les enfants, de jeunes autistes, arrivent. Il y en a un qui fait une crise. Les éducateurs, qui passent leurs journées avec eux, arrivent à le calmer, alors que c’est une crise violente. Et bien, le fait d’être impressionné, il a changé de camp. Ce sont les acteurs qui disent « Comment t’as trouvé les mots ? Comment tu sais comment calmer ? » Et donc, les éducateurs leur montrent le rôle que les acteurs doivent jouer. Et d’un coup, ils sont beaucoup plus justes, parce qu’ils ont les mêmes gestes, ils ont les mêmes mots. C’est ça qui nous intéresse, c’est de mélanger le réel et la fiction.
Comment avez-vous fait des recherches sur ces ateliers pour personnes surendettées ?
O.N. : On a fait des cours d’éducation budgétaire, tout simplement. C’est vrai qu’on a cette chance que les gens nous ouvrent leur porte assez facilement. Du coup, on a assisté à des ateliers, on rencontre des gens, on discute. Le mantra « est-ce que j’en ai besoin, est-ce que j’en ai vraiment besoin », on ne l’a pas inventé, on l’a entendu, comme le fait de faire ses courses après le déjeuner. Ce sont des choses qui nous intéressent.
E.T. : On aime bien passer des informations dans les scénarios. Par exemple, faire découvrir qu’en France, quand vous êtes surendettés, vous avez la possibilité de faire une demande d’effacement de vos dettes. Dans la majeure partie des cas, on a le droit à une seconde chance. Si vous êtes recevable, si vous êtes de bonne foi, on vous enlève vos dettes. Bon, nous, évidemment, on les a pas faits de bonne foi. Mais cette recevabilité, cette commission de surendettement, c’est un chemin qui existe. Il faut s’appuyer sur la réalité, elle est tellement balaise, au lieu d’essayer d’inventer des choses parce que ça nous arrange.
C’était quoi le plus grand défi avec ce film ? Qu’est-ce qui vous tenait le plus à cœur ?
E.T. : Qu’on est dans un moment de transition, qu’on ne doit pas vivre les choses sans se poser des questions. En tout cas, ce Covid ne peut pas juste nous laisser une trace de « Oh, c’était galère, on a mis des masques ». Il y a des gens qui ont changé de vie, d’autres qui sont partis à la campagne. Ces changements-là, ils sont majeurs dans nos vies. Il y a un truc qui nous a fascinés aussi. C’est que le Covid, c’est une des rares épreuves où on était tous liés les uns aux autres. On était contagieux, tous obligés de se vacciner. En fait, on était tous liés, malgré nous, à des gens qu’on ne connaît pas, dans un destin commun. Mais le défi, c’est de questionner et d’arriver à bouger un tout petit peu les certitudes plutôt que de revenir directement dans le logiciel d’avant, qui fatalement, ne va pas être le bon.
Est-ce que ça nous raconte un petit peu le début du film, que chaque année est une année difficile ? Est- ce que, vraiment, on a mis tout en place pour le monde d’après ?
E.T. : Non. Et ça raconte aussi quelque chose ces présidents de la République qui parlent des années difficiles (ndlr : séquence d’ouverture du film). Parce qu’on est censés être dans la zone du monde où c’est le plus facile de vivre. Parce qu’il y a des pays qui ont des années plus difficiles. Mais nous, pays riches d’Europe, on nous dit quand même que chaque année va être difficile. Pourquoi ? Parce qu’on cultive une forme d’insatisfaction chronique qui s’incarne par la consommation, par la croissance, par une idée que, de toute façon, on doit plus consommer. Et c’est ce que répondent les jeunes : on est à l’excès. Là où vous pouvez acheter un objet, vous n’avez pas besoin de cinq. Or, cette consommation, c’est un logiciel qui ne va plus être valable, on le sait. Et c’est en train de changer. Et réussir à le dire en se marrant, c’est ça le défi.
Je voulais poser la question du personnage de Mathieu Amalric, parce que, finalement, lui ne se soigne pas.
E.T. : Comme l’époque est paradoxale, on a voulu poser le paradoxe partout. Une fois encore, c’est inspiré par la réalité. Chez les encadrants de Crésus (ndlr : association publique d’accompagnement de personnes en difficulté financière), il y a beaucoup de gens qui viennent se guérir en essayant de guérir les autres. On y a rencontré une personne qui était addict au jeu. De la même manière, la personne qui avait inspiré le personnage de Charlotte Gainsbourg dans Samba (2014), c’était une femme qui avait fait un burn-out et c’est son psy qui lui avait dit : « investissez-vous un peu pour les autres, ça va vous décentrer ».Et je pense que l’année difficile devait mettre tout le monde face à ses contradictions. Donc, on ne pouvait pas faire un saint Bernard qui vient sauver l’humanité. Et la contradiction, elle épaissit un personnage, elle lui donne plus de failles. Voilà pourquoi on a créé un paradoxe.
Je voulais aussi parler d’Aïssatou Diallo Sagna qui joue une infirmière et qui est une infirmière dans la vraie vie.
E.T. : Oui, on a croisé Catherine Corsini qui nous a dit « Il faut la prendre, elle est super. » On a fait un casting et comme elle est infirmière, elle a été très juste. Et puis après, entre temps, elle a fait La Fracture (ndrl : film de Catherine Corsini – 2021).
Vous parlez beaucoup de psychanalyse, de psychologie, d’impulsion. Ce sont des mots qui reviennent souvent.
E.T. : Je vais vous offrir une belle phrase de conclusion qu’on a eue dans une salle. C’est une personne lacanienne qui a dit : « Moi qui suivais beaucoup En thérapie, dans les paroles de Jacques Brel (ndlr : la chanson Une valse à mille temps ouvre et clôture le film), j’ai entendu une valse à militant. ».