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    Entre chien et loup, une plongée dans l’univers féministe de Kiki Smith à la Louvière

    Affiche de l'expo Kiki Smith au Centre de la gravure et de l'image imprimée à La Louvière

    Depuis le 5 octobre 2019 et jusqu’au 23 février 2020, le Centre de la Gravure et de l’Image Imprimée à la Louvière présente Entre chien et loup, la toute première exposition belge de l’artiste américaine Kiki Smith (née en 1954), à travers une série de gravures, d’estampes, de sculptures et de dessins.

    En pénétrant dans l’espace d’exposition, on est déjà frappé de stupeur, comme envouté par l’image : un portrait photographique de l’artiste, aux dimensions monumentales, nous domine et nous impressionne. C’est avec les cheveux très longs, blancs, et avec le regard clair, profond, déterminé que nous fixe, bras croisés, Kiki Smith. C’est une évidence : Kiki est une femme forte, libre et sauvage, en harmonie avec la nature.

    Kiki vs Tony Smith

    Le Centre de la gravure et de l’image imprimée ne présente pas une exposition rétrospective de l’artiste mais, à l’image de la liberté dont elle fait preuve, une sélection aléatoire d’œuvres, représentatives de son travail depuis ses débuts en 1981 jusqu’à nos jours. Kiki Smith n’est autre que la fille du sculpteur Tony Smith (1912-1980), figure de proue de la sculpture minimaliste dans les années 1960. Son approche est pourtant aux antipodes des théories paternelles : face à la modernité artistique qui imposait jadis la séparation, l’autonomie et l’étude de la spécificité des médiums artistiques (peinture, sculpture, architecture), Kiki propose au contraire un « champ élargi » de l’art qui mêle les techniques, les supports et les matières.

    Dans l’exposition, on découvre qu’il n’y a aucune frontière : la sculpture côtoie et se mêle à la gravure, de même que la peinture et le dessin. Le bronze, le métal, la photographie, le papier japon, le verre opalescent ou encore le mohair s’entrechoquent et s’entremêlent. Si le less is more du minimalisme impose un rejet de toute figuration, Kiki s’y oppose aussi totalement puisque, partout dans son œuvre, la figure de la femme est omniprésente. C’est pourtant ici que réside le point commun entre le père et la fille : la présence du corps. Si la sculpture minimaliste prévoit en effet d’être conçue à taille anthropomorphique, Kiki, elle, réalise ses œuvres à partir de son propre corps, ou ayant pour sujet le corps féminin.

    Une réflexion féministe plus que jamais d’actualité : la violence d’être une femme

    Le spectateur découvre un parcours d’exposition chronologique : les différents sujets qui ont marqué la pratique de Kiki sont présentés depuis leurs origines, et découpent ainsi l’exposition en plusieurs thématiques. Le corps est tout d’abord envisagé, surtout celui de la femme. Puis, Entre chien et loup explore la nature et la connexion de l’être avec son environnement, avant d’aborder le monde animal et la question de la mort. Y succède enfin, au premier étage, un monde fantastique, davantage narratif que le précédent, marqué à la fois par les figures féminines bibliques, mythologiques et légendaires.

    On découvre, au fil de notre cheminement, que le petit chaperon rouge, poursuivi par le grand méchant loup, côtoie les personnages d’Alice au pays des merveilles, de la Vierge, même de la propre mère de l’artiste, mais aussi de la sirène, ou encore des sorcières jadis brûlées sur le bûcher, ici célébrées. Bref, un panorama toujours féminin, qui semble représenter tous les âges de la vie, et dont les différentes figures ont marqué l’esprit de Kiki Smith.

    Mais au sein de l’exposition, c’est probablement la première section, consacrée au corps de la femme, qui se dévoile au visiteur comme étant la plus émouvante et aussi la plus brutale du parcours. Avec Theet Drawing 1,3,5 (1983), Kiki nous présente des fragments de corps et d’organes juxtaposés ou assemblés dans des combinaisons inquiétantes. Ce qui semble représenter des organes féminins vus en coupe et/ou de profil, comme sur les schémas d’anatomie, sont littéralement mangés, croqués par des crocs acérés et ce avec violence, dans une bouche bien plus grande qu’eux. Si l’artiste signale, dans cette section, vouloir représenter la « femme sauvage », le spectateur, frappé par la violence de ces représentations, semble plutôt ressentir la violence qu’engendre parfois le fait d’être une femme dans notre société. D’ailleurs, comment ne pas y voir déjà une allusion claire au conte du petit chaperon rouge, la petite fille et la grand-mère finiront dévorées par les crocs du grand méchant loup ?

    L’animal déploie ici toute son ambivalence : si, pour Kiki Smith, la femme est une louve, le loup est aussi le symbole du mal dans la légende, du risque et de l’imprudence qu’encourent les femmes face aux discours séducteurs de ces messieurs. La brutalité se distingue aussi dans les couleurs : alors que les traits de ces ensembles anatomiques irréalistes sont réalisés au dessin à l’encre avec précision, il semble que les gestes déployés par l’artiste pour apposer les couleurs acryliques aient été très violents. Elles débordent du dessin et sont dominées par un rouge vif qui agresse notre œil.

    Kiki Smith, Teeth Drawing, 1983.57 x 76.5 cm, dessin à l’encre graphite et acrylique sur papier, Centre de la gravure et de l’image imprimée, La Louvière. Cliché L. Segard, 2019.
    Kiki Smith, Teeth Drawing, 1983.57 x 76.5 cm, dessin à l’encre graphite et acrylique sur papier, Centre de la gravure et de l’image imprimée, La Louvière. Cliché L. Segard, 2019.
    Kiki Smith, Teeth Fountain, 125 x 81 x 70 cm, 1995, bronze, pompe à eau, Centre de la gravure et de l’image imprimée, La Louvière. Cliché L. Segard, 2019.
    Kiki Smith, Teeth Fountain, 125 x 81 x 70 cm, 1995, bronze, pompe à eau, Centre de la gravure et de l’image imprimée, La Louvière. Cliché L. Segard, 2019.

    C’est finalement en ce sens que l’exposition de Kiki Smith est formidable : son approche féministe déployée dans les années 1980 s’engage dans une portée davantage signifiante en s’inscrivant plus que jamais dans l’actualité. Face à ces représentations d’organes féminins mutilés, qui évoquent en même temps les posters d’anatomie que nous retrouvons toutes et tous dans la plupart des cabinets médicaux, comment ne pas songer aux sévices gynécologiques et obstétricales ? Ou aux maladies féminines si longtemps négligées et dont nous constatons aujourd’hui l’ampleur face aux témoignages croissants de femmes sur le sujet qui inondent la toile et les réseaux sociaux ?

    Ci et là, dans d’autres gravures de l’artiste, nous suivons alors cette bouche avide de viande fraîche, de même que ces utérus aux trompes sectionnées, arrachées. Le spectateur est éclairé sur cette représentation de la violence d’être femme lorsqu’il découvre ces mots de l’artiste, sur l’un des murs : « Le corps est notre dénominateur commun. La scène de notre désir et de notre souffrance. ». Theet Fountain (1995), cette sculpture de bouche immense présentée à l’entrée de l’exposition, résume enfin toute la pensée de l’artiste quant aux multiples facettes de la femme qui figureront dans l’exposition : une femme sauvage, une femme cannibale, mais aussi une femme encore trop souvent dévorée, stéréotypée et exposée, dont la voix est toujours étouffée.

    Questionner l’obsolescence programmée des corps

    Notons que la question de la mort est particulièrement omniprésente dans l’exposition. Announcement (2008) et Singer (2009), représentent, sous la forme de sculptures de bronze, deux femmes : l’une monumentale et l’autre minuscule. Disséminées toutes les deux dans l’espace d’exposition, elles sont pourtant identiques. Elles portent chacune à la main un bouquet de fleurs, celui-là même qui a été peint par l’artiste à plusieurs reprises, après le décès de sa mère, pour illustrer le temps qui passe et la mort à laquelle nous sommes tous destinés. Les âges de la vie, toujours sous forme féminine, nous sont à nouveau suggérés : la petite fille, et la femme âgée. Devant cette vision en fleur, comment ne pas songer à cette ravissante mélodie que nous chante Françoise Hardy :

    On est bien peu de chose et mon amie la rose me l’a dit ce matin […] Mon cœur est presque nu j’ai le pied dans la tombe déjà je ne suis plus.

    Kiki Smith, Announcement, 2008, 43.2 x 21.6 x 21. 6 cm, bronze, fleurs artificielles et fil de fer, Centre de la gravure et de l’image imprimée, La Louvière. Cliché L. Segard, 2019.
    Kiki Smith, Announcement, 2008, 43.2 x 21.6 x 21. 6 cm, bronze, fleurs artificielles et fil de fer, Centre de la gravure et de l’image imprimée, La Louvière. Cliché L. Segard, 2019.
    Kiki Smith, Singer, 2009, 164 x 63 x 53 cm, bronze, fleurs artificielles et fil de fer, Centre de la gravure et de l’image imprimée, La Louvière. Cliché L. Segard, 2019.
    Kiki Smith, Singer, 2009, 164 x 63 x 53 cm, bronze, fleurs artificielles et fil de fer, Centre de la gravure et de l’image imprimée, La Louvière. Cliché L. Segard, 2019.

    En s’approchant de certaines œuvres, on découvre que l’obsolescence de la vie humaine est tout autant suggérée à travers les supports utilisés par l’artiste. Le papier japon chiffonné insiste sur les défauts d’une peau vieillie dessinée à l’encre. La figure de la Vierge telle qu’imaginée par l’artiste frappe ainsi particulièrement le spectateur. Souvent représentée étrangement jeune et éclatante dans la tradition picturale, alors qu’elle tient son fils mort entre ses bras, elle est, dans l’œuvre de Kiki, réhabilitée dans son corps de femme qui porte les stigmates du temps et de la douleur.

    Ainsi donc, comme l’indique le titre de l’exposition, Entre chien et loup, chacune des œuvres illustre la représentation d’un entre-deux fugace : entre la vie et la mort, entre le plaisir et la douleur, entre le prédateur et la proie, entre l’humain et l’animal, entre la vie réelle et la vie contée. Et puis il y a cette heure bleue suggérée par l’artiste, celle qui se situe à mi-chemin entre le jour et la nuit les plus belles journées d’été, quand le parfum des fleurs est à son comble pour terminer sur quelques notes, encore et toujours, de Françoise Hardy :

    C’est une heure incertaine, c’est une heure entre deux où le ciel n’est pas gris même quand le ciel pleut je n’aime pas bien le jour : le jour s’évanouit peu à peu la nuit attend son tour cela s’appelle l’heure bleue.

    En ces longues journées d’hiver et pour les plus passionnés, pourquoi ne pas combiner la visite au Centre de la gravure et de l’image imprimée avec un petit city trip en France, où la première exposition personnelle et majeure de Kiki Smith est organisée à la Monnaie de Paris (du 18 octobre 2019 au 9 février 2020). Elle retrace, elle aussi, son parcours artistique depuis les années 1980.

    Infos pratiques

    • Où ? Centre de la gravure et de l’image imprimée, Rue des Amours, 10, 7100, La Louvière.
    • Quand ? Du 5 octobre 2019 au 23 février 2020, du mardi au dimanche de 10h à 18h.
    • Combien ? 7 EUR au tarif plein. Tarifs réduits disponibles.

    Louise Segard
    Louise Segard
    Journaliste au Suricate Magazine

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