De Frank van Laecke, Steven Prengels, Alain Platel avec Wim Opbrouck, Chris Thys, Griet Debacker, Hendrik Lebon – (© Photo : Phile Deprez)
Du 8 au 10 octobre à 20h15 au Théâtre National/Koninklijke Vlaamse Schouwburg (KVS)
Un spectacle d’Alain Platel, c’est toujours bordélique. En avant, marche !, conçu avec le metteur en scène Franck Van Laecke et le compositeur Steven Prengels, ne fait pas exception. Mais le tapage n’est jamais une agitation vaine, jamais une posture pour singer artificiellement le désordre de la vie : les Ballets C. de la B. c’est la vie même, brute et bruyante, déchirante et fragile, explosive et entêtée. En avant, marche ! explore les tensions entre la vie individuelle et l’énergie du groupe : tandis qu’un vieux musicien (le génial acteur flamand Wim Opbrouck), trop malade pour encore jouer, se dirige avec terreur vers la fin de sa vie, la musique est portée par une fanfare de percussions et cuivres qui se balade entre les répertoires les plus variés du XIXe et du XXe siècle, de Verdi à La Brabançonne.
On retrouve dans ce spectacle, oscillant entre musique, danse et théâtre, les deux grands pôles que Platel travaille sans relâche à réconcilier : le primitif et le politique, le chaos intime et la structure collective. C’est sur cet équilibre fragmentaire, ses tensions et ses ruptures, que reposent la singularité, la force et l’humanité d’En avant, marche !.
Du côté des émotions archaïques, l’homme de Platel est un être en suspens, menacé par la mort et le vide, au bord de la crise : Wim Opbrouck sue, gémit, claudique, crache. Les acteurs perdent leur langue, les musiciens s’affolent, cherchant la bouche et le poids des autres. C’est comme si Platel, en nous rendant à la matérialité enfouie de nos affects, nous rendait nos corps : en cela il s’inscrit parfaitement dans la veine de ce théâtre flamand contemporain qui se vit avec le ventre, de TG Stan à Jan Lauwers. C’est grossier, glouton, jubilatoire et excitant, puissamment libérateur. Car la catharsis naît précisément de ce corps agressé-agressif, rendu fou par ses limites comme par la pression du monde extérieur : Platel, qui a travaillé comme orthopédagogue avec des enfants handicapés, est depuis longtemps fasciné par le syndrome de La Tourette : « il y a des moments où j’aimerais bien avoir cette maladie pour pouvoir exprimer ce qu’on vit ou ce qu’on voit avec cette violence-là », expliquait-il aux Inrocks en 1996.
Et c’est bien dans la violence que s’exerce d’abord la relation aux autres. Avec acharnement et avidité, l’homme de Platel, toujours exposé au monde, cherche entre opiniâtreté et désespoir sa place ici-bas, contre les autres, avec les autres, entre les autres. Même si la danse n’est pas au cœur du spectacle, tout danse dans En avant, marche !, parce que tout se touche : on fait de la musique sur le corps des autres, on se porte, on se frotte, on se frappe, on se lèche. Le corps, c’est tout à la fois la faim et le rejet des autres, et c’est aussi le biais pour conjuguer le désordre des énergies divergentes en un projet commun : en ce sens, les interrogations de Platel relèvent du politique. Car dans tout ce bordel, on finit par bouger ensemble, jouer ensemble, former ensemble quelque chose qui fonctionne – et cette mécanique précaire donne parmi les instants de grâce du spectacle, quand la fanfare en uniforme se défait de ses instruments pour danser, quand le corps malade et lourd de Wim Opbrouck s’élève, gracile, porté par le plus fougueux des musiciens. Peu de chorégraphes parviennent à ce point d’intelligence, d’humour et de vitalité pour donner à nos corps ambigus, frustrés et fous, mortels et puissants, dévorés et sauvés par le groupe, leur juste place : les Ballets C. de la B. jouent pour nous tous les syndromes de la Tourette que nous avons refoulés, et nous avons férocement besoin d’eux.