Du 08 janvier au 23 février 2019, le Théâtre National organise un Focus Haïti mêlant court-métrages, lectures, documentaires et tables rondes. C’est dans ce cadre, et plus particulièrement dans celui de la Journée Haïti/Midi Minwi, qu’est organisée la nouvelle séance des Midis de la poésie, un rendez-vous de 50 minutes qui a pour but de promouvoir la poésie et la littérature. La rencontre du 31 janvier animée par Pascal Claude, aura permis d’entendre Laurent Gaudé, écrivain français, et Lyonel Trouillot, romancier et poète haïtien.
Les deux hommes se sont rencontrés via leur éditeur commun (Actes Sud). Nominés pour un prix littéraire, ils se sont retrouvés à sympathiser sur un fauteuil, dans l’attente des résultats. Au final, pas de récompenses, mais le début d’une amitié enrichissante, où chacun puise dans l’œuvre de l’autre, y trouvant parfois des éléments déclenchant l’envie d’écrire. Au coeur de la discussion, on retrouve cette même passion pour l’écriture, elle qui les anime tous les deux depuis leur plus jeune âge. Quand Laurent Gaudé se souvient de l’émotion née en étudiant Baudelaire au lycée et du « plaisir de la lecture au-delà de l’exercice imposé », Lyonel Trouillot se remémore « une enfance peuplée de poèmes », lui qui regrette qu’il y ait aujourd’hui « plus de poètes qu’il n’y a de poésie ».
Cela permet aux deux auteurs de revenir en partie sur leur propre conception du travail d’écrivain. Laurent Gaudé se penche ainsi un peu plus sur sa manière d’écrire : « Il faut esquinter quelque peu la manière de dire », avoue-t-il, lui qui apprécie particulièrement la dualité qui existe entre « une langue qu’on partage, et les mots de cette même langue, mais mis dans un ordre différent ». Suite à sa lecture d’un extrait du Doux Parfum des temps à venir de Lyonel Trouillot, ce dernier revient à son tour sur sa manière de faire : « Je suis dans un travail d’observation permanent. La condition des femmes, en Haïti mais pas seulement, me met en colère. Elle m’habite. J’ai écrit ce texte comme si on me le dictait, c’est pour cela que je dis que ce ne sont pas mes mots. Il faut être moins soi-même pour se faire réceptacle de l’écho du monde. » Une idée reprise par Laurent Gaudé qui reconnaît qu’il faut une certaine forme d’effacement pour laisser vivre les personnages et faire naître l’empathie. « J’ai toujours considéré que l’ivresse de l’écriture était là », avoue-t-il. Il faut « imaginer l’autre avec la même humanité que celle qu’on estime avoir. » conclut Lyonel Trouillot.
Cet amour des mots et des personnages perceptible chez les deux auteurs est également l’occasion de laisser une trace, ainsi que de tenter de saisir quelques uns des éléments de ce qui nous entoure, dans un geste de transmission. Lyonel Trouillot confirme : « On capte et on rend, comme si je vous restituais quelque chose que je vous avais volé sans méchanceté ».
Toujours dans cette idée de transmission, la mort est évoquée. Elle a toute son importance. Tout d’abord, les œuvres survivent à leurs auteurs, ce qui fait dire à Laurent Gaudé que les bibliothèques regorgent de mondes engloutis qui ne demandent qu’à ressurgir. « C’est un des moteurs de l’écriture, un fantasme », affirme-t-il. « La mémoire nous échappe en partie. Elle fait le lien entre le monde des vivants et le monde des morts. ». Car les disparus eux-mêmes ont un rôle à jouer, comme le confirme Lyonel Trouillot : « Si on a raté les gens de leur vivant, il ne faut pas les rater dans leur mort. Nous sommes constitués de cela. Les morts me sont nécessaires pour comprendre le présent et envisager l’avenir. Ils me complètent. Si l’on rate les morts, avec quoi va-t-on construire ? ».
La rencontre s’achève sur la lecture d’un extrait de Black-Label de Léon Gontran Damas, une oeuvre engagée, qui trouve un juste écho dans les paroles de Lyonel Trouillot : « Quand je me sens trop en paix avec le monde, je relis des poèmes,et je me dis « questionne-toi un peu ».