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    Des estivantes, mis en scène par Georges Lini

    Sur un plateau nu, recouvert partiellement de plancher, il y a deux chaises, un comédien et une comédienne. Ils se présentent – Stéphane Fenocchi et Léone François Janssens – , très heureux d’être les premiers à fouler la nouvelle scène du Théâtre Jean Vilar rénové. Il est Bassov, elle est Varvara, ils sont, on l’apprendra plus tard, mari et femme.

    Bassov demande si Vlas est de retour. Puis s’entame une discussion sur le théâtre, les comédiens, les metteurs en scène, les critiques. Ce sont manifestement des artistes de théâtre. Arrive Souslov qui porte une chaise, suivi par Vlas, un tas de feuilles de papier sous le bras. Zamyslov les rejoint rapidement puis Kaleria, la chanteuse. Ensuite, Olga, Maria qui cite un extrait d’un livre intitulé « Le droit des femmes », la belle et impétueuse Ioulia et Sophia la fille de Maria.

    Le défilé se poursuit jusqu’à ce que les quatorze protagonistes soient tous présents sur la scène. Mais déjà des échanges verbaux, parfois piquants, parfois personnels, animent le groupe. Ils sont jeunes et moins jeunes et se disent amis. Certains se tutoient, d’autres se vouvoient. Ils se retrouvent le temps d’une soirée d’été autour d’un banquet. Ils sont tous exaltés et les bavardages sans fin laissent poindre chez certains un apitoiement sur leur propre sort, à l’image d’Olga qui considère que c’est une torture d’être mère.

    Dans ce brouhaha nostalgique, une voix commence à se distinguer et à s’affirmer. Empêtrée dans un mariage raté et écrasée par les traditions d’un autre temps, Varvara fait le point sur sa vie et se rend compte qu’elle n’est pas là où elle aimerait être. « La vie que nous menons n’est pas sincère », dit-elle en réponse à Zamyslov pour qui « la vie est l’art de trouver de la beauté et de la joie ».

    L’attitude et les propos des hommes deviennent de plus en plus lourds, machistes. Comme lorsque Bassov ordonne à sa femme d’aller chercher des bières, entraînant un commentaire acerbe de Maria. Celle-ci concentre nombre de critiques, trop carrée, pas gentille. Pourtant c’est à elle que le jeune Vlas déclare sa flamme. Elle le rembarre prétextant être trop vieille pour lui. Pourtant elle l’aime mais a honte de l’avouer.

    La soirée prend doucement des allures de règlement de comptes et les éclats de voix ne se comptent plus. Entière, Varvara ne laisse rien passer et son discours fait mouche puis tâche d’huile emportant l’adhésion de Maria, Kaleria et Ioulia. Cette dernière ira jusqu’à pointer un revolver sur son mari Souslov en lui reprochant « tu as fait de moi une femme sale ». Avant que certains n’en viennent aux mains, Varvara lâche toute sa rancœur à l’égard du groupe d’amis, ou d’anciens amis. « Nous ne sommes pas l’élite, clame-t-elle. Nous sommes des estivants dans notre pays. Nous aimons geindre, nous plaindre. Assez de plaintes, ayez le courage de vous taire ! »

    Après le succès d’« Ivanov » de Tchekhov en 2023, Georges Lini poursuit son exploration des classiques russes en adaptant « Les Estivants » de Gorki. Il a rebaptisé la pièce au féminin pour insister sur le fait que la déconstruction de l’ancien monde au cœur du texte de l’auteur russe se focalise ici sur la remise en cause du patriarcat. Il a également actualisé le texte et retiré les références propres à la Russie pour, dit-il dans une interview, « qu’on ne soit pas spectateur de quelque chose qui se passe ailleurs et à une autre époque, mais bien aujourd’hui ». C’est en partie raté parce que le début de la pièce donne lieu à une avalanche de prénoms russes et que lorsque les personnages parlent d’argent, il l’expriment en roubles…

    Ecrit en 1904, à la veuille de la Révolution russe, « Les Estivants » critique une classe sociale relativement privilégiée, plutôt oisive, sans aucun contact avec les masses populaires à l’égard desquelles elle n’affiche que mépris. Mais cette classe moyenne sent souffler le vent de la révolte, que le monde, son monde, va changer, et plutôt que de plonger les mains dans le cambouis, elle s’apitoie sur son sort et pleure à l’avance la perte de ses privilèges. 

    Lorsque deux auteurs russes sont mis en scène par Georges Lini, on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement. Gorki vouait une admiration sans bornes à Tchekhov. Mais il y a une différence importante entre les deux auteurs : alors que Tchekhov dépeignait plutôt des individus, Gorki définit surtout ses personnages comme appartenant à une certaine classe sociale. Selon un commentaire d’un membre de l’équipe entendu durant l’entracte, par rapport à « Ivanov », « Des Estivantes » va plus loin dans la cruauté humaine mais est aussi plus proche de l’humanité des personnages. Et de conclure, pour qui a vu « Ivanov », le lien s’impose.

    Il se passe toujours quelque chose sur scène, le rythme est soutenu et les comédiennes et comédiens mettent toute leur énergie à défendre leur personnage. Si le personnage de Varvara se fait le porte drapeau de la révolte, la comédienne Léone François Janssens assume avec brio et caractère ce leadership.

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