adaptation, concept & mise en scène Josse De Pauw
d’après le livre KAGI de Jun’ichiro Tanizaki
*avec des extraits de son essai Lof der Schaduw
musique Akira Miyoshi, Kuniko Kato
percussion Kuniko Kato
jeu & danse Frieda Pittoors, Fumiyo Ikeda, Taka Shamoto
voix off Josse De Pauw
chorégraphie Fumiyo Ikeda
C’est une histoire de cachettes. Ou plutôt : de serrures. Plus précisément encore, de trous de serrures, et des frustrations qu’ils font naître chez les observateurs impuissants qui collent leur œil à la fente sans jamais avoir accès à la totalité de la scène scrutée.
La cachette, c’est celle du journal que tient un mari vieillissant, terriblement anxieux à l’idée de ne plus pouvoir satisfaire les appétits sexuels de son épouse, plus jeune, plus avide, mais intraitable sur le respect de la décence et des conventions amoureuses. Il confie alors à son journal les stratégies secrètes qu’il déploie pour profiter au maximum de l’insaisissable Ikuko, de sa fascinante beauté, de son corps somptueux qui, il le sent bien, se dérobe à lui. Car le vieux mari assiste aux jeux de séduction d’Ikuko et de Kimuro, le fiancé de leur fille qui, d’invité occasionnel, devient peu à peu l’ami intime du couple. Plus encore, excité par sa propre jalousie maladive, il provoque les rapprochements entre son épouse et Kimuro, au point que ce dernier devient l’irremplaçable aiguillon de sa libido. Mais le temps qui passe ne joue pas en faveur du vieux, de plus en plus exclu du jeu dangereux qu’il a contribué à mette en place…
Le metteur en scène flamand Josse De Pauw, très attiré par le Japon d’où est originaire son épouse, adapte ici un roman de Junichiro Tanizaki de 1956. L’atmosphère nippone baigne l’ensemble du spectacle, de la sobre élégance des décors aux couleurs vives des kimonos en passant, bien sûr, par l’usage de la langue qui se mêle au néerlandais – deux des trois comédiennes, car il n’y a que des femmes, sont Japonaises. Difficile de déterminer la part du Japon, en revanche, dans l’étrange impression de distance et de froideur laissée par ce spectacle, qui décevra largement les amateurs de passion enfiévrée et de désirs bouillonnants. Le malaise naît peut-être du fait que le spectateur est précisément placé dans une inconfortable position d’impuissance : c’est la voix off de l’époux inquiet qui nous informe des minuscules évolutions dans les relations du trio, mais leurs interactions ne nous sont jamais livrées directement. Alors qu’il se passe, visiblement, bien des choses troublantes entre les trois personnages, une bonne partie de leurs actions passe dans le pliage et l’enlèvement des kimonos ou dans le récit ultra détaillé des inquiétudes du mari (perd-il la mémoire ? doit-il aller chez le médecin ?). Les tensions sont plus perceptibles dans les passages chorégraphiques, mais il y va de la danse comme du texte : le désir circule sur un fil ténu, tout en frôlements et en allusions.
Il y a pourtant de la brutalité, de la cruauté, de l’angoisse et de la perversité dans cette histoire de mise à l’écart et de dégradation. Le décalage entre ce matériau et son traitement formaliste, presque abstrait, est plus que déroutant : difficile d’être touché par des figures aussi désincarnées, qui nous apparaissent si peu compréhensibles.
A moins que ce soit précisément là, dans cette sensation d’impuissance face au spectacle, que se loge le talent de Josse De Pauw. En nous frustrant sans cesse, en repoussant toute idée d’accomplissement de l’action, il nous ramène à l’obsession de la vision que nous partageons avec le vieux mari : comme lui, nous désirons de toutes nos forces voir quelque chose, et, comme lui, notre désir est peu à peu mis hors-jeu. Comme lui, on éprouve parfois un pincement érotique qui joue avec nos nerfs, quand notre peau se hérisse d’un frisson face aux frottements à peine esquissés, à un potentiel sensuel déjà évanoui. Pauvre type. Voilà qu’on le comprend un peu mieux.