Après avoir vu, en janvier passé, la création Celle que vous croyez de la compagnie Gazon-Nève, différentes questions et réflexions ont continué à nourrir notre curiosité. Les passionnés et les amateurs de théâtre comprendront : ce spectacle était un jeu de miroirs construit à mi-chemin entre la réalité et la fiction ! Nous avons eu envie d’échanger avec Jessica Gazon pour connaitre le travail derrière la création de cette pièce et, plus en général, pour en savoir plus sur la compagnie Gazon-Nève et sur sa démarche artistique.
Commençons par le début : comment la collaboration Gazon-Nève a vu le jour et qu’est-ce qui anime votre démarche ?
Cette compagnie est née il y a dix ans de ma rencontre avec Thibaut Nève qui est aussi, à la base, comédien comme moi. Cette rencontre m’a vraiment offert un espace de liberté pour me faire des armes de mise en scène. Je ne soupçonnais pas à la base que j’allais aller par-là, je n’avais pas pensé consciemment à la mise en scène. Et donc, j’ai rencontré Thibaut il y a plus de dix ans, j’ai joué dans un spectacle qu’il avait écrit et qu’il mettait en scène, et il y a eu rencontre… à l’endroit je pense du décalage, d’une forme de folie et d’irrévérence, j’ai vite embrayé sur une espèce d’extravagance au plateau. Et donc, il se fait qu’au début de cette collaboration artistique, j’ai commencé à mettre en scène ses textes dans lesquels parfois il jouait, mais pas toujours. Lui, il s’est fait ses armes d’auteur et moi mes armes de mise en scène, au même temps. En effet au départ c’était lui qui signait les textes, sur les deux ou trois premières créations je pense, mais on en est vite venu à l’écriture de plateau. A la base en effet c’était des textes dits d’autofiction, qu’il a écrit en s’inspirant d’un réel qu’il avait vécu. Au départ ça tournait beaucoup autour des rapports au sein de la famille, qui est un peu le premier lieu politique. Pendant dix ans on a creusé et développé cet univers-là pour être maintenant dans des choses plus ouvertes et des créations tout aussi intimes mais avec une portée plus large. On a commencé donc tout petit, dans des petits endroits très alternatifs, pas du tout dans l’institution. Le seul soutien qu’on avait c’était celui du public qui était plus ou moins toujours au rendez-vous.
Tu parlais d’écriture de plateau, tu pourrais nous en dire plus ?
Oui, on en est venu à l’écriture de plateau je disais, d’un côté car j’avais envie de prendre une part à l’écriture. J’aime bien quand Pommerat dit – enfin je le dis avec mes mots – que pour lui mettre en scène et écrire sont intrinsèquement liés, et que le temps de la mise en scène et le temps de l’écriture, pour lui, sont deux choses à faire avancer ensemble. Et c’est vrai que, mettre en scène des textes déjà écrits ça ne m’intéresse pas si je ne peux pas les triturer et les éprouver à travers un réel de plateau qui va redynamiser le texte et en faire un matériau. J’ai besoin de textes qui soient des matériaux, pas des textes figés ou des objets avec lesquelles on doit avoir un respect cérémonial. J’ai besoin d’avoir une liberté d’action avec les textes qui vont être digérés, restitués, par des corps en mouvement qui sont les comédiens et les comédiennes. Et donc, dans cette écriture de plateau on travaille beaucoup en improvisation. Les canevas sont assez précis, je sais ce que je cherche et, en tout cas, les comédiens savent ce qu’ils doivent jouer, les enjeux, ce qu’ils doivent chercher… mais il y a aussi de l’imprévu, je leur fais des petites surprises, ce qui donne des perles. Et grâce justement à l’inattendu, les interprètes ne vont plus contrôler, ne savent pas spécialement toujours ce qui va se passer. Nous filmons tout et, par après, on garde à peu près le 5% d’une impro comme texte. On construit les textes aussi souvent avec des apports extérieurs. Moi, je lis aussi beaucoup pendant ou avant une création, et mes lectures sont souvent liées au sujet qu’on aborde. Parfois on fait aussi une espèce de grand tissu d’apports extérieurs, d’écriture pure, d’improvisation, d’essais, de romans, d’interviews et de ce qu’on a récolté sur le plateau. Il se peut que sur une phrase qui dure 5 secondes, j’écrive une scène de 5 minutes. Il se trouve qu’à un moment ils ont dit quelque chose qui a ouvert mon imaginaire et du coup de cette petite chose je vais tisser une scène de 5 minutes. C’est ce qui s’est fort passé dans Les petits humains, dernière création avant Celle que vous croyez au théâtre des Martyrs en décembre prochain, si tout va bien.
Je trouve que dans Celle que vous croyez on ressent bien le travail d’écriture de plateau. Et aussi, une forme particulière de mise en abime qui -on dirait- fait plonger le spectateur dans une réalité fictive, ou dans une fiction réelle.
Celle que vous croyez, c’est un projet un peu particulier dans l’histoire de la compagnie : c’est la première fois que j’adaptais un roman qui ne m’appartenait pas complètement à la base. Et donc tout l’enjeu c’était comment se réapproprier ça à travers le théâtre. Comment respecter aussi la mise en abime de Camille Laurens qu’elle développe à chaque fois dans tous ses romans. C’est vrai qu’on a la spécificité dans la compagnie d’avoir beaucoup fait des créations avec de certaines mises en abîme. Mais je pense que, par rapport à la mise en abime, ce que les gens percevaient c’était cette espèce de trouble dû à l’autofiction (les comédiens jouaient leur propre rôle) et le fait qu’on a toujours assumé qu’on était au théâtre. Que les interprètes qui jouaient leur histoire étaient conscients qu’ils la jouaient au théâtre devant un public. Et je crois que c’est là que les gens ont toujours perçu des mises en abimes dans nos créations, mais qui étaient moins dépliées que celle qui s’est passé dans Celle que vous croyez ou là c’était une mise en abime théâtrale de la mise en abime littéraire du roman de Camille Laurens. Donc il y avait une double mise en abime.
Comment ça s’est passé, pour toi, l’appropriation du roman de Camille Laurens ?
Cette adaptation d’un roman m’a complètement séduite, mais c’était à la condition de ne pas être protocolaire. Et ça je crois que Camille Laurens l’a vite perçu et je crois que ça ne lui a pas fait peur. Son roman on se l’est vraiment approprié, on l’a « mis à distance » pour pouvoir créer des espaces d’humour, des espaces de résonnance avec les acteurs. En quoi les acteurs sont cousins de leur personnage ? En quoi l’histoire fait écho chez eux, dans leur propre vie ? Ça c’est des choses qui m’intéressent vraiment. Je crois que j’ai toujours besoin de sentir ça, que ce soit en tant que créatrice mais aussi dans un public. Pourquoi est-ce que les gens qui sont devant moi sont en train de me raconter une histoire ? En quoi est-ce que ça les concerne aussi ? En quoi c’est une nécessité pour eux de dire ces choses-là, de raconter cela ? Voilà, ce n’est pas toujours une obligation, mais ça a toujours été quelque chose qui m’a intéressé, qui m’a fait voyager dans cet aller-retour entre la fiction et le réel. C’est un jeu qui m’interpelle, qui me rend curieuse. Et c’est comme si c’était à cette condition-là que ça allait m’intéresser. Je n’ai pas envie d’avoir des coques vides devant moi qui sont juste dans ce souci de faire entendre le texte. Ça ne m’intéresse pas qu’on fasse bien entendre le texte. Moi j’ai besoin que le texte soit malmené, qu’il soit énervant, qu’il soit mis à distance. En fait j’ai toujours besoin que les acteurs soient tellement sur une espèce de fil et qu’on sente qu’ils pourraient basculer d’un côté ou de l’autre, cette espèce de trouble entre le personnage et l’interprète. Ça m’intéresse…terriblement. Et c’est ce que j’appelle le vivant.
Comment travailles-tu avec les interprètes ? Quel est leur rôle dans la création ?
Là aussi il y a toute une évolution de la démarche parce qu’au début les interprètes portaient leur propre nom, livraient leur histoire, comme ça, très brute sur le plateau, et au fait chaque création a fait évoluer la démarche. La notion de la protection des gens et de leur travail, c’est-à-dire la fiction. On a toujours avancé en même temps que les interprètes en découvrant un peu les choses ensemble, en écoutant les ressentis, les questions et ça nous a permis de nous positionner et d’affiner la recherche. Donc voilà, au début il y avait peu de filtres et petit à petit pour protéger cette notion de fiction et d’histoire, même si elle était inspirée d’un ou de plusieurs interprètes qui étaient dans le spectacle, on a commencé aussi à changer les prénoms, à imaginer des canevas moins réalistes, on a petit à petit cherché le décalage. Parce qu’il y a plusieurs pièges dans cette notion d’interprète-personnage d’autofiction, c’est qu’il y a un moment où on s’est rendu compte que ça pouvait peut- être limiter l’histoire. Quand on s’inspire trop de quelqu’un il y a un moment où c’est trop perturbant pour lui et ça ne laisse pas une grande liberté d’imaginaire pour pouvoir tordre le réel, pour en faire de la fiction. Et donc dans le processus de travail il y a plusieurs étapes : d’abord il y a un terrain de grande confiance où il y a une ou plusieurs personnes qui se livrent avec leur vécu, qui livrent du coup des choses très intimes, et donc on doit préparer ce terrain-là pour que personne ne soit mal à l’aise, on doit demander l’autorisation aussi de pouvoir les utiliser. Au fait souvent dans ce que les acteurs livrent sur le plateau il y a aussi une sorte de plaisir du jeu, de se dire « peut-être que ça pourrait être utilisé dans la création ». L’acteur sur le plateau est co-créateur parce qu’on lui demande de convoquer des choses personnelles mais il n’est pas co-créateur à l’endroit de la vision globale du projet, de la vision de la dramaturgie ou de ce que le projet au final racontera. Chez les interprètes il y a peut-être un deuil à faire à un certain moment. Au début ils sont au centre de la démarche et ils sont extrêmement partie prenante du projet, et puis au fur et à mesure du processus de travail on est obligé de trier leur parole, de créer une ligne conductrice et leur dire qu’ils ne sont plus responsables de ce que le spectacle raconte. Ce n’est plus eux qui engagent leur parole personnelle dans ce que le spectacle racontera. C’est ainsi qu’on protège tout le monde, et pour nous c’est plus confortable, c’est-à-dire, Thibaut ou moi, ou les deux, nous avons la responsabilité de signer en fin de compte la dramaturgie du spectacle, donc l’acteur n’est pas responsable de ça, il peut lâcher le sens et retourner à cet espace d’inconscience du jeu, qu’il soit exclusivement dans le plaisir inconscient du jeu, ce qui est extrêmement important. Parce qu’un acteur qui est en train de jouer mais en même temps qui est en train de réfléchir à ce que ça raconte, au sens du spectacle, pour moi y a quelque chose qui frotte beaucoup trop là-dedans et qui peut perdre cet endroit d’inconscience où la parole échappe. Et pour moi c’est très important qu’un moment l’acteur revienne à cet état d’être ou la parole le dépasse, lui échappe et le surprend. Ça c’est extrêmement important ! Sinon ça donne des jeux trop maitrisés, mentaux, qui ne m’intéressent pas. C’est mon gout que j’assume complètement, que j’affine depuis 10 ans.
Comment s’articule, concrètement, votre travail de création ?
C’est très simple, voilà comment ça se passe une journée : on utilise souvent les matinées pour échanger autour de la matière, de la dramaturgie qu’on va développer pendant le spectacle. On lit beaucoup, parfois on écoute des podcasts, on échange vraiment pour arriver à une pluralité. De mon côté, j’arrive avec de la nourriture et souvent il y a des moments de lecture et d’échange de ressentis et de points de vue autour de ce qu’on a lu. Toutes ces matinées nourrissent l’imaginaire des acteurs. Moi, je fais énormément confiance à l’imaginaire et à l’intelligence des acteurs, donc je fais appel à eux. Or, il y a un moment pour tout, un moment pour réfléchir et un moment pour faire ce qui est proposé par moi, et puis faire un débriefing après. Donc, tout ce travail du matin nourrit le travail de l’après-midi. Là c’est beaucoup d’improvisation : j’explique parfois au groupe ce que je cherche dans l’impro avec un canevas très clair et parfois nous est arrivé aussi que je prenne chaque interprète et que je lui dise « tu es cette chose » ou « tu es cette personne, et tu connais dans ce groupe telle ou telle personne. On travaille parfois au hasard : tous les noms des acteurs sont dans un chapeau et on tire plusieurs noms qui doivent jouer quelque chose ensemble, mais sans que ces interprètes sachent quels sont les enjeux des autres. Ça m’intéresse aussi de ne pas tout décider parce que je me méfie moi-même de ce que je projette donc parfois j’aime bien m’en référer complètement à l’accident.
Comment ça se passe niveau humain ?
Je crois que ce qui est essentiel dans la co-création avec les interprètes ou partenaires artistiques au sein de notre démarche, c’est qu’ils sont considérés comme des sujets et non des objets. Dans une création, quelle qu’elle soit, je pense que dès que l’interprète se sent « sujet » au sein d’un travail, il en est partie prenante, car il sent qu’il compte, qu’on considère qui il est, qu’on ne l’utilise pas comme un objet.
C’est toujours de cette façon que j’ai envisagé le co-travail avec les interprètes. Je suis profondément convaincue qu’en respectant et considérant l’autre dans ce qu’il est, il donnera le meilleur de lui-même. Ça n’empêche pas certaines confrontations ou même désaccords. Mais assez peu en fin de compte. Car chacun comprend très bien cette notion de pluralité, d’horizontalité et se sent entendu dans sa singularité. Les interprètes n’ont jamais de ce fait, l’impression qu’on leur vole quelque chose. Il y a une grande notion de consentement dans le travail. Et de respect. Je crois fondamentalement que la violence n’est absolument pas nécessaire dans la création artistique. C’est même contre-productif. Hurler sur quelqu’un, lui faire violence ou l’humilier pour obtenir ce que l’on veut à travers une espèce de pouvoir souverain, je trouve cela très malsain.
Il s’agit donc d’une co-création qui n’est pas totalement un travail collectif…
Nous ne sommes pas un collectif, nous ne sommes pas tous co-créateurs de l’objet, enfin si mais chacun a sa place et c’est vraiment quelque chose sur lequel on insiste au début des projets parce que sinon ça crée trop de malentendus, et je sens vite les tensions arriver. Et ce que je cherche aussi, même si je ne fuis pas le conflit nécessairement, je cherche une grande harmonie dans les projets. Je ne suis pas fan des projets ou ça gueule, ou c’est électrique, ou ça empoigne…mais ça n’empêche pas du tout la fermeté et la limite, mais jamais de façon arbitraire. J’aime bien creuser sur un terrain de fond avec tout le monde, et surtout que tout le monde ait du plaisir à être là. C’est pour ça que je suis très attentive à l’écoute des gens. Même si parfois c’est confrontant, même si parfois c’est difficile, s’il n’y a pas de plaisir, il n’y a pas de sens à faire tout ça.
Pour la critique de Celle que vous croyez : https://www.lesuricate.org/celle-que-vous-croyez-un-magnifique-jeu-de-miroirs-au-rideau-de-bruxelles/
Les prochaines dates :
Les petits humains, du 1 au 6 décembre au Théâtre des Martyrs
Eddy Bellegueule, en partenariat avec le collectif La bécane, du 2 au 6 février au Théâtre de l’Ancre et du 9 au 20 mars à L’Atelier 210
A cheval sur le dos des oiseaux, un projet de Céline Delbecq, accompagnement dramaturgique de Jessica Gazon, du 20 avril au 8 mai au Rideau de Bruxelles