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    Cruelle, la face noire des enfants sages

    cruelle

    Scénario & dessins : Florence Dupé-Latour
    Editions : Dargaud
    Sortie : 22 janvier 2016
    Genre : roman graphique

    Cruelle. Une enfant découvre le monde et la nature au contact des animaux : ce pourrait être mignon, tendre et charmant. C’est tout le contraire. Si ce récit, présenté comme autobiographique, tient bien de l’initiation, c’est qu’il raconte l’apprentissage vicieux de la cruauté, dont l’enfance est le royaume.

    La petite Florence passe donc sa jeunesse dans une famille nombreuse bien comme il faut, milieu bourgeois, parents un peu raides, cinq enfants, éducation catholique et valeurs traditionnelles. Dans leurs multiples déménagements, de Buenos Aires à la campagne champenoise, de la Guadeloupe à Lyon, les petits Dupré-Latour auront pour compagnons des cochons d’Inde, des tortues, des oies, des chiens, des lapins.

    S’il s’agit pour les parents de les familiariser avec le spectacle de la vie et les merveilles de la nature, Florence en retire très tôt une conviction solide : la nature est d’une violence et d’une abjection sans nom. Les tortues agonisent dans leurs excréments, les femelles abandonnent leurs petits, les mâles les mangent. Loin d’en être dégoûtée, elle en conçoit un sentiment rageant d’injustice et une jalousie tenace du monde animal : pourquoi ses créatures sont-elles autorisées à détruire, à tuer, à lutter à mort pour leur seule survie tandis qu’elle, petite fille de bonne famille, est condamnée à la soumission, aux gentils sourires, aux yeux baissées et aux bons sentiments ? Florence choisit son camp : sauvage et sans pitié comme l’est la nature, jouissant de sa puissance, elle n’aura de cesse de torturer les animaux – et dans ce domaine, elle ne manque pas d’imagination.

    Le trait naïf et maladroit, presque enfantin de l’album, renforce le trouble qui nous saisit à la lecture de cet album pour le moins atypique : l’enfance y apparaît comme un territoire incontrôlable de perversité, échappant complètement à la rationalité adulte. Derrière l’humour noir des situations et le plaisir malsain de la gamine, s’élabore une critique acerbe du monde policé de la famille conventionnelle et, à travers elle, du monde civilisé. Florence est très certainement un petit monstre (sacrément fêlé, il faut le dire), mais elle est surtout une rebelle, qui refuse de vivre l’enfance comme l’antichambre de la culture bourgeoise et des bonnes mœurs – derrière lesquels, elle le devine, sourd une violence autrement plus retorse que la sienne.

    L’enfance est ici conçue comme un temps d’arrachement douloureux au monde primitif, si simple et si brutal, où être vivant signifie marquer son territoire, émerger du chaos indistinct, sauver sa peau. Ce n’est pas vraiment à ce paradis perdu, terrible et fascinant, qu’on pense lorsqu’on évoque la nostalgie de l’enfance. Ce livre crû et subversif, profondément dérangeant derrière sa drôlerie thrash, nous rappelle que c’est sans doute aussi, confusément, cette énergie-là, féroce et libre, qui nous manque. Et qu’elle était bonne.

    Emilie Garcia Guillen
    Emilie Garcia Guillen
    Journaliste du Suricate Magazine

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