Titre: Croc fendu
Auteur.ice : Tanya Tagaq
Edition : Christian Bourgois
Date de parution : 06 février 2025
Genre du livre : Roman/Poésie
La glace se craquelle sous les pas. Elle chuchote un message qu’il faut savoir écouter pour ne pas la briser. Pendant ce temps, une fissure. De l’œuf éclot une jeune fille. Ses seins ne poussent pas assez vite. Elle plane quand elle inhale du butane. Elle aimerait sentir l’haleine chaude du garçon le plus mignon embuer ses joues. Ses préoccupations adolescentes sont universelles, à ceci près qu’elle vit dans l’une des régions les plus inhospitalières de la planète. Le Nunavut. Territoire septentrional du Canada, il constitue la majeure partie de l’archipel arctique. C’est aussi la cinquième plus grande entité subétatique du monde, et pourtant cette terre inuit n’est peuplée que de 36.000 âmes.
Des habitants qui ont dû apprendre à vivre dans des déserts de glace, où les températures peuvent atteindre -40 degrés. Où le vent sec hivernal vous lacère le visage. Où l’on apprend, à ses dépens, qu’il est impossible de décoller sa langue des objets métallisés quand ils ont gelés. Des habitants qui doivent obéissance à la nature. C’est elle qui dicte ses lois. Et pourtant. La culture autochtone qui lui était dévouée se perd au profit de valeurs matérialistes qui précipite le peuple dans une sorte de schizophrénie identitaire.
La violence de Croc fendu est celle d’une conquête. C’est celle des hommes torchés qui envahissent l’intimité des jeunes filles comme d’autres n’ont pas su respecter la virginité de la nature. Des hommes que l’alcool rend sans limites. Animaux dans un paysage sauvage. Croc fendu, c’est la beauté infernale des nuits sans fins et des jours sans lune.
L’écriture de Tanya Tagaq est à l’image des territoires qu’elle écrit. Boréale. Ultra-poétisé. Mais l’esthétique de l’écrivaine et chanteuse de gorge inuite n’est pas prétentieuse. Comme cela peut parfois être le cas, quand on s’essaye à l’exercice. Non, la poésie se fond dans les décors enneigés. Imagée, elle rend hommage à une pensée animiste et mystique.
De l’enfance à l’âge adulte, on suit cette personne anonymisée qui pénètre la vie avec clairvoyance. En a peine deux cent pages – qui en paraissent cinquante – l’autrice nous apporte par touches, juste assez d’informations pour la suivre correctement dans ce périple. Le temps nous échappe et pourtant, il file. Il est un acteur majeur du récit, lui aussi. Le temps et l’espace. Croc fendu est à la fois doux et glaçant. Plein de bienveillance, mais aussi féroce qu’un renard des neiges.