En mars, le théâtre des Martyrs accueillait Cerebrum, le faiseur de réalités, une pièce écrite et jouée par Yvain Juillard, une conférence-spectacle qui invite à réfléchir sur comment notre cerveau crée la réalité que nous vivons. Cette pièce, de manière tout à fait originale, interroge aussi le rôle social du théâtre qui devient un espace-temps où s’approprier nos processus métacognitifs, où repenser la réalité et imaginer des alternatives. Nous avons eu la chance d’échanger avec Yvain Juillard pour en savoir plus sur sa démarche artistique et pour creuser la question de l’utilité sociale du théâtre.
Après avoir vu Cérébrum, que l’on pourrait définir une conférence spectaculaire, je me suis interrogée sur l’importance de ne pas confiner le théâtre derrière un quatrième mur et de ne pas diviser les différentes disciplines…
Je pense que le théâtre doit rester un art vivant et ouvert. Le figer dans une forme ou dans une autre, le limiter à un certain rapport au public ou à un lieu n’a pas de sens. Surtout aujourd’hui. Ce serait le réduire à un théâtre bourgeois qui n’aurait du théâtre que les signes. À ce moment–là, il faudrait faire du théâtre qui ne soit plus du théâtre.
Pour entrer dans le vif du sujet, pourrais-tu nous parler de ce qui anime ta démarche artistique ?
Je dirais, comprendre comment mon cerveau fabrique ma réalité, mon identité. Qui suis-je en tant qu’être humain si une lésion dans mon cerveau peut faire disparaitre mes souvenirs ou déformer l’image que je vois ? Je collabore avec des neuroscientifiques depuis plusieurs années dans ce sens. L’écriture d’un spectacle est toujours assez longue en ce qui me concerne, parce qu’elle repose sur l’étude de données complexes mais aussi parce que je ne veux pas donner une prédominance à la pensée sur le faire. Je passe donc par de nombreux essais-erreurs sur scène. J’ai besoin que l’expérience concrète du plateau valide ou pas ce que je tente, que ça l’enrichisse.
Dans Cerebrum, le faiseur de réalités, j’invite les spectateurs à toucher du doigt la manière dont leur cerveau fabrique une image, ou bien les couleurs qu’ils perçoivent, par exemple. Mais aussi nos croyances, nos souvenirs. Quelle influence a notre environnement sur notre activité cérébrale ? Sommes-nous réellement libres ? Autant de processus cognitifs non conscients qui vous permettent, par exemple, en ce moment d’entendre ma voix tout en lisant cette phrase alors que je ne parle pas.
Cerebrum, en proposant une réflexion à la fois scientifique et sociale sur cette étonnante illusion qui est la réalité, a reçu le Label d’utilité publique. D’après ton expérience, quel rôle a le théâtre dans la compréhension de la réalité et de la société dans lesquelles on vit ?
Je pense qu’il y a autant de théâtres qu’il y a de personnes qui le pratiquent. Par un principe de mise en abime, de représentation, ils peuvent apporter une compréhension non seulement intellectuelle mais surtout sensible de ce que nous vivons. La catharsis (qui peut mener à la résilience) peut alors opérer et nous rassembler. Cela manque aujourd’hui.
Le théâtre qui m’intéresse aujourd’hui est celui qui a la capacité de me relier à la complexité de mon environnement. Je vis dans un monde où des dimensions sociologiques, biologiques, économiques, politiques desquelles je dépends m’échappent totalement. J’ai besoin de relier mon corps à cette complexité. La force du théâtre est de pouvoir nous y donner accès d’une manière extrêmement simple et concrète. Il met des corps vivants en présence dans un espace réel. Le spectacle vivant dispose d’un outil majeur pour réaliser cette prouesse, la dramaturgie. La dramaturgie peut rendre accessible dans un temps ramassé et un espace délimité un monde incroyablement vaste et complexe. Un monde auquel nous n’aurions pas accès autrement sinon de manière floue. Non pas pour nous expliquer ce que nous devrions penser ou faire mais pour nous donner les éléments concrets, sensibles, non manichéens, indispensables à la construction de nos propres repères en tant qu’individu libre. En ce sens, le théâtre est une forme de résistance contre toute aliénation.
Le fait que la culture aujourd’hui est considérée et réduite par certains de nos dirigeants à un objet de divertissement, une marchandise est un problème grave. Ma responsabilité d’« artiste » est d’être le témoin attentif de ces faits dangereux pour la démocratie et d’en rendre compte publiquement d’une manière ou d’une autre le moment venu.
Les créations ou les films auxquels j’ai participé ces 15 dernières années m’ont amené à collaborer avec des historiens, à rencontrer des politiciens, des enseignants, des patients cérébrolésés, etc. J’ai été frappé de constater à quel point nous vivions dans des réalités différentes en fonction de nos expériences de vie. À quel point aussi nous n’en avions pas conscience. Nous venons de le vivre pendant la crise sanitaire, le monde politique, tout comme le monde des médias ont découvert la biologie cellulaire et ont réalisé que le monde économique a oublié d’en tenir compte dans ses modèles à flux tendus. Les économistes qui conseillent nos responsables politiques ont-ils conscience que nous appartenons au règne du vivant ?
Hé, bonne question !
C’est un problème culturel.
Demain, nous réaliserons peut-être à quel point le marketing consumériste menace l’équilibre de nos constantes physiologiques et qu’il opère dans une zone de non-droit, du fait d’une justice déconnectée des principes de base des neurosciences.
Nous pouvons très vite nous enfermer dans nos croyances, nos préjugés. Cela peut devenir très vite du mépris, une violence sourde. C’est ce qu’Hubert Reeves nomme notre « putain de facteur humain ». C’est également un problème culturel.
Actuellement, la « culture » est mise à mal et donc nos démocraties le sont elles aussi. Notre réalité est formatée par une logique économique néolibérale et des modes de fonctionnements absurdes comme le management par projet. Tout cela menace l’intérêt général en exacerbant la compétition au détriment de la confiance, de la curiosité, de l’enseignement, de notre santé, de l’état de droit. Le spectacle vivant a un rôle à jouer à tous ces niveaux.
J’aimerais profiter de cet espace de parole pour insister encore sur le fait que nous sommes un service public. Le travail de création nécessite un temps de recherche qui n’est pas un temps marchand, il demande des espaces, des moyens financiers conséquents qui n’ont pas à être rentable. Tout cela nous manque. Entrer dans le quotidien d’une personne âgée, collaborer avec des neuropsychologues, des physiciens, des virologues, comprendre leurs langages, s’approprier ces regards, être bouleversé par eux, tout cela prend du temps. Ensuite, pouvoir prendre de la distance, écrire, passer ses journées et une partie de ses nuits à hésiter sur le choix d’un mot plutôt qu’un autre, sur tel début plutôt que tel autre, remplir tel budget, écrire tel dossier, tout cela prend des mois, des années, non rémunérés le plus souvent. Ce qui me fait tenir c’est la perspective qu’existent des œuvres capables de nous donner prise sur notre réalité collective. Cela n’a pas de prix.
Pour la critique : https://www.lesuricate.org/cerebrum-une-conference-spectacle-dutilite-publique-au-martyrs/
Prochaines dates :
Les 5 et 6 octobre à L’L
21 janvier 2021 – Scène nationale de Foix
28 janvier 2021 – Andorre la Vieille – La nuit des idées –
30 janvier 2021 – Ax-les-Thermes
07 > 09 mars 2021 – CC de la Roseraie / Bruxelles en partenariat avec Pierre de Lune)
08>10 mars 2021 – présentation de l’exposition Atelier – Réalité
16>17 mars 2021 – Scène nationale du Meylan /Grenoble
20 mars 2021 – Toulouse – Semaine du Cerveau /CNRS
14 mai>20 juin 2021 – Scène Art sciences /Paris Juillet : Festival Avignon 2021 Centro cultural de Ciencia / Buenos Aires