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    Cinemamed 2024 : Nabil Ayouch nous parle de son dernier film : Everybody Loves Touda

    Dans le cadre de la séance de Everybody Loves Touda au Festival Cinemamed, on a renconté le réalisateur du film, Nabil Ayouch. Retour, entre autre, sur la tradition de l’Aïta et la fabrication du long-métrage.


    Everybody Loves Touda prolonge votre tradition d’explorer la résilience et la résistance sociétale dans votre cinéma, comme on a pu le voir dans Much Loved ou Les Chevaux de Dieu. Qu’est-ce qui vous attire vers ces thèmes spécifiquement et comment voyez-vous l’évolution de cette exploration dans vos œuvres ?

    Je ne suis pas attiré par des thèmes, vous savez. Je suis attiré par des personnages et des personnes qui suscitent chez moi des sentiments de colère, de bouleversement ou d’injustice. Ce sont souvent des rencontres avec des individus et leurs récits qui déclenchent cette envie de raconter. Par exemple, après avoir passé deux jours à écouter des histoires à Marrakech, j’étais profondément ému et révolté, ce qui m’a motivé à faire ce film [Much Loved]. Cela a été le cas aussi pour Everybody Loves Touda, ce sont des femmes que j’admire, que j’écoute, que je regarde, depuis de nombreuses années. Je trouve qu’il y a une forme d’injustice sociale, dans le rôle qu’elles jouent, à leur encontre dans la société marocaine. Une forme de puissance d’émancipation à travers le chant et l’image qui est renvoyée d’elles, qu’elles seraient des femmes de mauvaise vie. Il y a un décalage, une forme d’injustice. C’est la raison pour laquelle je me suis dit qu’un jour, je les mettrai au cœur d’un de mes films.

    Concernant l’art des Cheikhates, il reflète une forme de rébellion tout en prolongeant un héritage culturel. Comment percevez-vous Touda dans cette continuité au Maroc ?

    Touda est une héritière de ces femmes des temps anciens qui ont porté une tradition et oser chanter en public, là où c’était réservé uniquement aux hommes. Elles ont joué un rôle fondateur parallèlement à l’unification du pays. Simplement, lorsqu’elles ont été amenées à quitter les campagnes et à aller chanter dans les villes dans des lieux où l’argent et l’alcool circulaient à flot. Touda hérite de ce changement de paradigme. Elle qui a toujours voulu être une artiste et qui est vue comme un objet de désir. C’est ce combat qui est au cœur du film, que porte Touda, c’est un combat pour une forme d’élévation sociale pour elle et pour son fils, pour une forme de reconnaissance pour ce qu’elle est, une artiste.

    La musique joue un rôle essentiel dans votre film. Y a-t-il une forme de discours que vous cherchez à soutenir à travers ces chansons ?

    Chaque musique dans le film a été soigneusement choisie pour refléter des moments précis de l’histoire de Tuda. Elles ne sont pas là par hasard. Il est important pour moi que ces textes, cette Aïta, cette poésie chantée, ont un sens. D’abord un sens commun, qui était de relater ces grands combats du 19e siècle jusqu’à l’indépendance du pays. Mais aussi un double sens plus métaphorique puisqu’il parle beaucoup des rapports homme-femme, et cela a été la première fois où des femmes parlent de corps, de désirs, de s’émanciper, ce qui étaient complètement subversifs. C’était important de montrer ces textes, les différents degrés de lecture.

    Votre film illustre également la tension entre tradition et progrès, un thème récurrent dans le paysage marocain. Comment voyez-vous cette tension à travers Touda ?

    Ce qui est triste, c’est lorsque que l’on ramène la tradition au conservatisme. Les traditions ont quelque chose de très beau lorsque l’on sait les regarder, en l’occurrence la tradition comme l’Aïta, est un bel exemple puisque les paroles ont été écrites par plusieurs auteurs. À l’époque, les caravanes des Cheikhates voyageaient de village en village, les auteurs écrivaient à la lumière d’une lanterne quelques vers, quelques strophes qui étaient enrichis le soir suivant dans un autre village. Il y a donc une tradition orale collective condensée dans l’Aïta. Il ne faut pas voir l’Aïta comme une espèce d’orthodoxie à laquelle on attribuerait un seul sens. Encore une fois, lorsqu’on le voit porter par des femmes, cela devient un acte de rébellion, cela devient un acte d’émancipation, et donc forcément de modernité. Parce qu’à un moment, on prend ces traditions pour ce qu’elles sont et on les met dans les mains de ces personnages guerrières qui ont été opprimés, qui vont exprimer leur souffrance, leur rapport à l’amour, le désir, le plaisir, etc. C’est pour cela que ces textes résonnent dans certains combats menés aujourd’hui, qu’ils y contribuent, dans des territoires plus lointains comme ici en Europe.

    Pouvons-nous parler de la dernière scène, ce long plan-séquence qui conclut le film ? C’est une scène véritablement troublante, qui ne peut pas vous laisser de marbre après tout le parcours de Touda.

    Touda a quitté son environnement, son village natal en quête de lumière, en quête d’un ailleurs qui lui offrirait enfin ce statut et cette reconnaissance après lesquels elle court. Et en fait, elle se rend compte en arrivant, que finalement non, que ce soit chez les pauvres ou chez les riches, tout en bas ou tout en haut, elle sera vue de la même façon et là elle décide de dire non, elle décide de mettre de côté son rêve et de contredire ce à quoi on la prédestine. Et donc les émotions qui la traversent, en redescendant l’ascenseur, sont complexes. C’est à la fois un sentiment de révolte, c’est à la fois la satisfaction d’avoir résisté, c’est en même temps de la déception. C’est ça qui est beau dans ce gros plan sur son visage et dans ce long plan-séquence de huit minutes.

    C’est vraiment un plan qui nous embarque, parce qu’on commence le plan avec énormément de joie de l’avoir bien habillée, accompagnée de son “fidèle associé” violoniste, son guide de la nuit, pour conclure sur un sentiment, aussi, de révolte. Il résume toute son histoire.

    Cela a été un plan d’une complexité énorme qui a demandé plusieurs mois de travail parce qu’on part en gros plan sur la portière du taxi, on rentre avec elle dans ce cet hôtel, on traverse le hall, on rentre dans l’ascenseur, on monte une trentaine d’étages et là il y a encore un escalier, plein de lumière, à gravir puis le backstage, la scène, la représentation, ses deux chansons, le publique impatient qui est là pour l’écouter ce soir, puis la fuite, le départ et la redescente. C’est en effet une métaphore de tout ce qu’elle a vécu dans le film et c’est pour ça, que pour aller chercher cette redescente et toute cette complexité qu’on lit sur son visage, que pour moi, il était impensable de couper ce plan. J’ai travaillé pendant tant de mois, y compris répéter sur cette scène encore, encore et encore pour arriver à toucher du doigt, la manière, le chemin, la direction, mais aussi la technique. C’est un plan qui est bourré de complexités techniques, pour ne pas briser cette émotion de l’actrice et que du coup en redescendant, elle soit pleine de tous ces sentiments partagés et mélangés.

    Après ce voyage dans l’ascenseur, revenons sur les paysages parce que malgré tout, Everybody Loves Touda comme Les Chevaux de Dieu montrent énormément le paysage et cela a beaucoup d’impact sur la progression des sentiments et de la psychologie des personnages. Pourriez-vous nous en dire davantage ?

    Touda a un rapport très fort à la nature. Ce film oscille en permanence entre le beau et le laid. Elle vient de la nature, elle vient de la campagne et le laid correspond à l’alcool, l’argent, ces lieux de la nuit, ces regards de concupiscence sur elle ; le beau, c’est son fils, c’est son art et c’est son rapport à la nature et c’est aussi pour elle une manière de se ressourcer, une façon de reprendre sa respiration avant de retourner dans le laid. Le Maroc est un pays agraire, on vit au rythme des saisons et bien, j’ai décidé, de manière probablement un peu inconsciente, quand on voit la manière dont on fait du cinéma aujourd’hui, de tourner le film au rythme de saison. Donc le film s’est tourné en quatre parties espacées de 2 mois ou 2 mois et demi chacune pour suivre cette transformation de la nature et pour pouvoir y mettre tout d’art, en réaction à cette transformation et le lier à son état.

    Avez-vous un message que vous souhaitiez apporter avec ce film ?

    Vous savez, je ne fais pas des films pour envoyer des messages. Je fais des films pour dire, pour exprimer, pour montrer des gens et entendre des gens qu’on n’a pas forcément envie de voir, et qu’on aurait envie de cacher sous le tapis avec la poussière. Des gens qui sont une espèce d’armée silencieuse, une armée de l’ombre, qui fait partie de nous. Toutes ces minorités, qu’elles soient sexuelles ou qu’elles soient sociales, qu’on refuse de reconnaître, et bien quand on les met bout à bout, elles constituent, pour moi, une majorité. Et elles viennent heurter une forme d’hypocrisie, une forme d’aveuglement, de déni ou de schizophrénie, parfois social qui consisterait, dans ce cas, par exemple, à détester ces femmes. Parce qu’elles incarnent cette liberté, cette émancipation et en même temps à les aimer, à les adorer dès qu’elles ouvrent la bouche au point d’entrer en transe et de se transformer, de se lever, de se laisser complètement porter par leur chant. Mon cinéma, c’est un cinéma en quête de rébellion, en quête d’émancipation qui refuse d’être mis à la place où on veut le mettre et qui va délibérément, à travers leur combat, que ce soit celles qui ont grandies dans Les Chevaux de Dieu ou bien Touda, elles se battent pour aller reconquérir une dignité, un destin et récupérer leur narratif là on veut leur imposer un autre narratif.

    Quel rôle souhaitez-vous que vos films jouent, notamment au Maroc, où ils sont parfois censurés ?

    Je ne m’assigne pas de rôle particulier, à part celui de raconter ce qui me hante et ce qui me bouleverse ou m’inspire avec le plus de sincérité possible. Je pense que le cinéma et le cinéaste ne sont pas toujours faits, en tout cas de là où je me place, pour être aimés, ils sont avant tout, faits pour être compris et que pour comprendre, c’est avant tout ouvrir des consciences et ce n’est pas toujours immédiat, ce n’est pas toujours instantané. Il y a forcément des résistances et cela s’inscrit dans un temps long mais une carrière ça se construit dans la durée. Un cinéma politique, un cinéma social, c’est un cinéma, qui prétend, en tout cas, montrer des êtres, les faire entendre, et ces êtres que l’on va forcément voir, vont se heurter à des résistances. C’est ce qui est beau. Ce qui est beau, c’est de voir, dans la durée, comment des films transforment les consciences et comment ces films se transforment eux-mêmes par rapport à l’évolution de la société. Comment, à un moment, ils peuvent être vus comme des objets diaboliques, comme ça a été le cas de Much Loved, lorsqu’il a été interdit parce que tout a été fait pour qu’il soit vu comme un objet diabolique et, avec le recul, dix ans plus tard, comment les Marocains le perçoivent, et ce qu’il a permis comme libération de la parole.

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