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    Christophe Honoré : « C’est un rôle que seule Chiara Mastroianni peut jouer, qui est rare au cinéma »

    Présent lors du BRIFF 2024 pour la présentation en séance spéciale de son dernier film Marcello Mio, Christophe Honoré a accepté de répondre à nos questions. L’occasion d’en apprendre plus sur sa relation professionnelle fructueuse avec l’actrice Chiara Mastroianni, sur l’impossibilité de ressusciter les fantômes, et sur l’importance de l’entourage face au vertige de ne plus savoir qui l’on est.


    C’est votre septième collaboration avec Chiara Mastroianni. Lorsque vous avez commencé à travailler ensemble, est-ce que la question de sa descendance était quelque chose que vous preniez en considération ? 

    La première fois que je l’ai contactée, je l’avais vu dans un film de Valeria Bruni-Tedeschi qui s’appelle Il est plus facile pour un chameau, et c’est une actrice que je n’avais pas énormément cernée. Je l’ai rencontrée pour Les Chansons d’amour parce que j’avais entendu un album que Benjamin Biolay avait fait pour elle qui s’appelait Home. Je cherchais des actrices qui chantent, parce que je savais que c’était un film avec des chansons, et je ne voulais pas qu’elles soient doublées. Et, malgré ce qu’on dit, une actrice qui chante ça n’est pas toujours formidable. Je m’étais aussi un peu engagé auprès d’Alex Beaupain de faire le casting avec cette idée précise en tête.

    Ça n’a donc rien à voir avec Marcello (Mastroianni ndlr) et Catherine (Deneuve ndlr). Catherine est une immense actrice, mais n’est pas une excellente chanteuse. Elle s’est fâchée avec Jacques Demy car elle voulait chanter dans Une chambre en ville et lui ne voulait pas. Il préférait la doubler, et je pense qu’il avait raison. Comme dans la chanson qu’elle chante à la fin de mon film, mélodiquement simple, il y a une émotion qu’elle peut apporter, mais sur un film entier je pense que c’est un peu plus complexe.

    Étrangement, la descendance de Chiara m’est apparue en la filmant. Elle a joué dans Les Chansons d’amour, La Belle Personne, Non ma fille tu n’iras pas danser, et c’est là que je me suis parfois aperçu au montage qu’un profil, une expression, une allure, une manière d’être à l’écran… Je me disais : «  c’est fou, on dirait Catherine ; c’est fou, on dirait Marcello ». Ça s’est construit peu à peu.

    D’ailleurs, quand j’ai proposé à Catherine de jouer dans Les Bien-aimés, elle avait l’impression que c’était le domaine de Chiara, avec cette complicité qui avait commencé à naître. Elle ne pensait pas faire forcément partie de ce monde là. J’ai rarement envisagé Chiara comme la fille de Marcello et Catherine, mais, en même temps, ça fait un certain temps qu’on travaille ensemble, et j’ai pu observer que son héritage était quelque chose qu’elle pouvait difficilement mettre de côté dans sa vie publique. Elle parle finalement assez naturellement de ses parents, souvent d’une manière drôle, mais je vois bien en quoi, tout en ayant l’air de donner des réponses très spontanées, très joyeuses, tout ça finit plutôt par créer des remparts par rapport à certains sujets. Et je pense que Chiara s’est beaucoup protégé de ça. Parce que les gens ne le comprennent pas et je l’ai encore vu à Cannes. Pourtant, le film parlant de ça, je me suis dit que les journalistes allaient saisir l’enjeu, que pour elle tout ça n’est pas rien. L’acteur Marcello Mastroianni et l’actrice Catherine Deneuve, ce sont ses parents, avec tout ce que la vie de famille et leur histoire a construit. Et non, on lui parle de Marcello comme si on lui parlait de quelqu’un d’étranger à elle. Le film est né de ça.

    Je ne voulais pas du mot Marcello dans le titre

    Ce qui m’a frappé en voyant le film, c’est que plus Chiara Mastroianni se grime et devient Marcello, plus, paradoxalement, c’est elle qui apparait, aux yeux des personnages comme à ceux des spectateurs. 

    Oui, tout à fait. D’ailleurs, je me souviens qu’avec mon producteur, je ne voulais pas du mot « Marcello » dans le titre. Et puis finalement, vous finissez toujours par céder. Mais c’est pour ça que j’ai rajouté le mot « mio » : c’est le sien. Donc, le Marcello qu’il y a dans le film, pour nous en tant que spectateurs, il peut parfois apparaitre d’une manière un peu fétichiste, mais sans intérêt du point de vue du cinéma. Ce qui compte dans le film, son vrai réel, ça n’est pas qu’ils portent chacun leurs prénoms, qu’ils ont à peu près le métier qu’ils ont dans la vraie vie et qu’ils habitent dans les mêmes quartiers, etc. Ça, ce n’est pas le réel du film, c’est son vraisemblable. Le réel du film, c’est le corps de Chiara. Comment le film essaie de le révéler. Et étrangement, c’est en le masquant, en lui mettant une moustache, en l’habillant comme ça qu’à un moment elle apparait. Par exemple, quand je la filme devant la fontaine de Trevi, avec le chat, où soudain il y a le cliché absolu Marcello Mastroianni – la carte postale Marcello Mastroianni j’allais dire, une carte postale de touriste -, je vois presque plus Charlot dans Chiara que Marcello Mastroianni.

    Il y a de toute façon quelque chose de très burlesque dans la manière dont elle s’approprie une gestuelle, une démarche, qui va de pair avec la panoplie. 

    Voilà. Et ce qui m’intéressait c’est que le réel la tire de là, avec ces deux flics qui ont l’habitude de sortir des gens qui se baignent dans la fontaine de Trevi. Ça n’est pas une scène sentimentale, comme ce qu’a pu faire Ettore Scola dans Nous nous sommes tant aimés, où il faisait rejouer le moment du tournage de Fellini avec Mastroianni. Là, c’est une carte postale vide : elle ne retrouve personne en se baignant là-bas. C’est donc assez étrange comment le film peut être parfois vu exactement comme ce qu’il n’est pas. Alors c’est aussi peut-être des problèmes de cinéastes : est-ce qu’il fallait que je sois plus précis, ou alors au contraire, est-ce que cette indécision est plus intéressante que de dire au spectateur ce qu’il doit bien comprendre ? Mais ça n’est pas un film qui construit la mythologie de Marcello Mastroianni.

    Il n’y a pas non plus de nostalgie. Je pense notamment à la scène où Catherine Deneuve emmène Chiara visiter la maison de son enfance, comme pour vérifier si un esprit hante les lieux… 

    Et en fait, il n’y a rien. Ça n’est pas là où il peut se passer quelque chose. Dans le film, Chiara va de station en station, mais le film raconte quand même un échec. Elle ne peut pas faire revenir Marcello Mastroianni. C’est ce qui nous arrive à tous, les gens qui nous manque, on ne peut pas les faire revenir. En revanche, les autres peuvent voir en nous les empreintes qu’ils ont laissées. Je crois que le personnage de Chiara Mastroianni dans le film ne retrouve jamais son père. Mais, celle qui, à un moment, ressent le trouble, c’est Catherine. C’est elle qui, soudain, dans la joie d’un « et si c’était possible » et au début pour faire plaisir à sa fille, finit par avoir cette espèce de lapsus – comme si Marcello était vraiment revenu. Lors de ce petit-déjeuner où elle finit par l’embrasser. Je voulais aller à ce point là dans le piège, où l’icône absolue se fait avoir par le cinéma. Ça n’est pas Chiara qui retrouve son père, même s’il est vrai que par moment le spectateur, comme des sentiments de déjà vu qu’on peut ressentir dans la vie de manière très fugace, peut avoir l’impression de retrouver l’acteur. Mais ça ne se passe pas sur des moments un peu grossiers comme la fontaine de Trevi. Ça se joue plutôt dans une intonation de la voix de Chiara quand elle parle italien, dans une fatigue comme dans la scène du Trocadero où elle parle à son chien et qu’on croirait plus tournée à Rome qu’à Paris. Soudain on crée une confusion, c’est ça qu’on a essayé de fabriquer.

    Concernant la confusion justement, le personnage de Fabrice Luchini, lui, est dans l’adhésion immédiate. Et, petit à petit, on a le sentiment que tout le monde se fait attraper par l’esprit de Marcello, comme dans une séance de spiritisme. La fin du film marque une bascule où les personnages sombrent définitivement de l’autre côté, notamment dans la scène finale du bain de mer. C’est à la fois une fin et la renaissance de Chiara en tant qu’elle même, aux yeux de son entourage. 

    Sur le personnage de Fabrice, c’est aussi en tant qu’acteur qu’il adhère à ça. Quelqu’un d’autre n’aurait pas adhéré comme il le fait. C’est ce qu’il lui dit quand il vient s’excuser avec un bouquet de fleurs en bas de chez elle, après cette scène de casting pas très propre. Quand il la voit soudain en Marcello, la première chose qu’il lui dit c’est qu’il n’a jamais eu de copain acteur, quelqu’un qu’on peut appeler au beau milieu de la nuit parce que ça ne va pas et parce qu’on ressent le vertige de ne plus savoir qui on est. Et il voit que cette fille vit ce moment là, de ne plus savoir qui on est. Donc je pense que son adhésion et cette amitié, ça vient de l’envie de devenir son chevalier servant. Il se dit qu’il est face à quelqu’un qui a besoin de lui.

    De la même manière que Chiara s’arrête lorsqu’elle voit ce militaire anglais, parce qu’elle se dit qu’il y a quand même quelqu’un qui pleure accroché au rebord d’un pont. On ne peut pas complètement passer à côté. Je crois que c’est ça qui anime chacun des personnages. En tout cas moi c’est ça qui m’a intéressé dans le scénario : cette trajectoire de Chiara qui soudain se perd elle-même, qui dit à sa mère que ça lui va de disparaitre, et ces gens qui vont finir par constituer une garde rapprochée.

    On pourrait penser que c’est un portrait de groupe d’acteurs, mais ça n’est pas ça le sujet du film. C’est comment un individu à un moment peut s’oublier, se mettre en danger, parce qu’il sait qu’il y a cinq, six personnes – et je pense qu’on a tous ces cinq, six personnes autour de nous – qui nous permettent de nous mettre en danger. Et souvent ce groupe est constitué de la même façon : deux, trois personnes de notre famille, une, deux personnes dont on a été follement amoureux et un ou deux amis. Et ici on pense que ce sont des acteurs, mais non : Catherine c’est sa mère, Benjamin Biolay n’est pas un chanteur mais le père de son enfant, Melvil Poupaud son amour de lycée, et Fabrice, ce mec qu’elle vient de rencontrer et se dit qu’il ne peut pas la laisser seule. Le film essaie de constituer, à mesure que Chiara va de plus en plus loin soit dans son rêve, soit dans sa folie, soit dans quelque chose de plus dangereux comme la disparition d’elle-même, une garde rapprochée autour d’elle qui lui dise « ne va pas trop loin ». Et c’est parce qu’il y a cette garde rapprochée que l’on peut s’éloigner de soi-même. C’est aussi un film sur l’amitié. Et le cinéma permet ça. Participer ensemble à la création d’une oeuvre artistique, soudain ça crée des liens de tendresse très forts et on peut se permettre d’être complètement soi-même avec ces gens là. Alors qu’on arrive pas forcément à l’être dans la vie de tous les jours.

    C’est un rôle que seule Chiara Mastroianni peut jouer, ce qui est quand même rare au cinéma, un rôle que personne d’autre que vous ne peut jouer

    Est-ce que justement le film ne raconte pas en creux, peut-être pas une amitié, mais une relation de confiance entre Chiara et vous, dans laquelle après de nombreuses collaborations, elle peut se permettre cette mise en danger ? 

    Déjà c’est un rôle que seule Chiara Mastroianni peut jouer, ce qui est quand même rare au cinéma, un rôle que personne d’autre que vous ne peut jouer. Et ça n’est pas rien ce qu’elle fait dans le film, elle profane vraiment quelque chose. De ce qu’on attend d’une actrice ou d’un personnage dans un film. Et ça n’a rien à voir avec un côté documentaire où l’on dévoilerait des coulisses, ça n’est pas du tout un film sur les coulisses. C’est un film où elle met son corps réel au coeur de la création artistique. On imagine bien comme d’autres actrices auraient envisagé ça comme une performance, comme quelque chose qui s’impose. Alors que d’après moi, ce que fait Chiara dans le film est absolument liquide, gracieux, on ne sent jamais à quel moment le travail se fait, à quel moment elle se désincarne. C’est sa très grande modernité d’actrice. C’est ce qui fait selon moi la chose très particulière et inédite de ce film. Comment à un moment une actrice accepte de se laisser regarder en tant qu’actrice. Il y a des grands portraits d’actrices dans le cinéma : Opening Night, All About Eve, La Comtesse aux pieds nus, etc. Le cinéma a beaucoup interrogé le métier d’actrice, parce qu’en tant que cinéaste on sait bien que ça n’est pas rien ce qu’on demande aux acteurs. Ça n’est pas une activité inconséquente. Vient toujours un moment où l’on veut rendre aux acteurs ce qu’on leur a volé. Et pour Chiara, dans ce film là, c’est fait avec une modernité de sa part, et quelque chose de très troublant parce que ça dit exactement ce qu’on attend des acteurs : ils s’oublient eux-même et, en même temps, leur corps porte la trace de quelque chose qui leur échappe. Tout ce balancier d’appartenance et d’oubli de soi-même est vraiment pour moi l’enjeu du film.

    Oui, on sent qu’il n’y a rien de forcé, d’ostentatoire. Vous avez dit le mot « liquide » et il y a vraiment quelque chose de cet ordre là : tout le monde s’inquiète autour d’elle et elle glisse entre les choses, n’est jamais là où on l’attend. 

    Mais avec une certaine cruauté tout de même. À un moment elle est réduite à être un sosie de son père, dans cette émission de télé italienne où les autres sosies lui disent en gros «  pourquoi tu ferais un meilleur sosie de ton père que nous ? ». Ils ont raison d’ailleurs. Il y en a qui ressemblent presque plus à Marcello qu’elle. Cette question de qui on est le sosie, c’est quand même une question essentielle dans nos vies, qui ne concerne pas que les acteurs. On est tous un peu le sosie de nos parents. Dans le milieu professionnel, parce qu’à un moment j’ai fait une comédie musicale je suis devenu le sosie de Jacques Demy, soi-disant. Quand on est amoureux de quelqu’un, il y a toujours des gens pour nous dire qu’on est devenu le sosie de notre mec ou de notre nana. On nous reproche toujours de trop ressembler à quelqu’un. Et on voit bien que derrière ce discours là, quand on  reproche une personne de trop ressembler à quelqu’un, c’est une manière de la nier, de lui dire qu’elle n’est plus personne. Et que ce soient des « filles de » ou des « fils de », comme dans le film, on s’en fout. Ça n’est pas l’enjeu.

    Arthur Bouet
    Arthur Bouet
    Journaliste

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