Chien de la casse
de Jean-Baptiste Durand
Comédie dramatique
Avec Anthony Bajon, Raphaël Quenard, Galatea Bellugi
Sortie le 14 juin 2023
Dans un village de la vallée de l’Hérault, Mirales, grand gouailleur charismatique, et Dog, taiseux sensible, passent leur journée à trainer dans les rues. Amis depuis l’enfance, leur drôle de relation est perturbée par l’arrivée d’Elsa, avec qui Dog va entretenir une liaison amoureuse.
Surprenante et excitante proposition que ce premier film de Jean-Baptiste Durand. A l’instar d’un Jean-Bernard Marlin (Shéhérazade, 2018), dont le second long-métrage est attendu pour la fin de l’année, Durand serait un représentant de cette nouvelle génération d’auteurs français à la cinéphilie hétérogène, tirant des thématiques sociales généralement associées au naturalisme vers une stylisation assumée. Chien de la casse n’y fait pas exception : vite lu, le synopsis laisse présager d’un commentaire sur le désœuvrement de la jeunesse dans les territoires. Or, le film échappe immédiatement à son programme par son écriture fine, innervant son récit d’un souffle romanesque et d’un amour pour la langue, donnant la part belle à des personnages profonds, irréductibles à une lecture sociologique.
Dans cette ville fortifiée cernée de plaines désertiques, qui évoque immédiatement le western, Mirales et Dog fonctionnent selon une mécanique bien rodée : le premier, comique, bavard, charmeur, a une influence énorme – démesurée sans doute – sur le second, qui suit en silence. Bien que l’emprise de Mirales sur son « Dog » soit évidente, leur amour mutuel n’en demeure pas moins sincère, et cette relation devient dès lors difficile à qualifier. Amitié toxique ? Fraternité ? Amour homosexuel ? Acceptation fataliste ? Rien de tout ça, ou un peu tout à la fois, le film ne tranche jamais vraiment. L’arrivée d’Elsa dans leur vie et dans le cœur de Dog va d’ailleurs mettre à jour leur aliénation, sans pour autant mener à la reconfiguration de leur lien. A la fin du film, les deux jeunes hommes auront subi des variations, traversé des sentiments multiples, mais n’auront pas pour autant changé, comme l’entendrait l’habituel et convenu scénario de résilience. Durand n’est pas un idéaliste, et si ses personnages résistent à l’exercice d’une définition, c’est qu’il aura puisé sa matière à même le réel (ses précédents courts-métrages s’inspiraient eux-aussi de sa jeunesse dans l’Hérault).
La réussite d’une telle entreprise tient également beaucoup à ses acteurices, qui élaborent ensemble une circulation de la parole, enjeu central du film. Enjeu de pouvoir d’abord, Chien de la casse étant rythmé par des injonctions à parler (« T’as pas quelque chose à me dire ? ») ou à se taire (« Ferme ta gueule ! »). Chaque fois qu’il pérore debout face à un Dog silencieux assis sur un banc, Mirales réaffirme son autorité. Ce que ne manque pas de remarquer Elsa, qui s’insurge et s’empare alors de la parole pour défendre celle de son petit ami. Ce dernier finira par reconquérir une oralité adaptée à son être : dans le répit et la distance. Enjeu esthétique ensuite, la langue du film trouvant dans sa façon d’accorder des tonalités hétéroclites une forme de poésie propre. L’accent de Mirales, originaire de Grenoble, tranche avec les sonorités occitanes, et sa scansion s’émaille sans cesse de références à la littérature classique (un running gag le voit citer Montaigne à tout bout de champs). Le langage du film n’en demeure pas moins ancré dans son époque, en témoigne le recours à un argot urbain venu du rap, et la diction heurtée, saccadée, ou absente d’Anthony Bajon, qui réussit l’exploit de rendre sensible le moindre de ses silences.
Finalement, le film tout entier est électrisé par la performance ahurissante de Raphaël Quenard, révélation absolue de ce premier long-métrage. Derrière son sourire crispé et le bleu profond de ses yeux, on sent toujours poindre une couleur opposée, un sentiment annexe qui viendrait commenter, nuancer celui qu’exprime son visage. Formé à l’improvisation, le comédien cisèle ici un jeu flexible, souple, à la versatilité minutieuse, d’une agilité telle qu’elle redéfinit en permanence les contours de son personnage. Il n’en fallait pas moins pour explorer la complexité d’une amitié tout sauf manichéenne, qui trouve dans la dysharmonie une forme d’équilibre bancal, sans cesse à renégocier, dont la beauté matérialiste touche en plein cœur.