De Virginie Jortay. Avec Anne Sylvain et Janine Godinas.
Du 29 novembre au 9 décembre 2023 au Théâtre National à Bruxelles, puis du 9 au 12 janvier 2024 au Théâtre de Liège (Cité Miroir).
Active dans les arts de la scène depuis de nombreuses années, Virginie Jortay a tout naturellement décidé d’adapter son premier roman, Ces enfants-là, pour le théâtre. D’inspiration autobiographique, Ces enfants-là raconte l’enfance et l’adolescence d’une jeune fille sur fond de libération sexuelle dans les années 1960. L’œuvre explore la façon dont cette « libération » a pu être pervertie par certains adultes pour sexualiser les enfants et leur refuser le droit à l’intimité. Un sujet complexe mis en scène de façon originale.
Un malaise sans nom
Si le pluriel du titre prend tout son sens à la fin du roman (publié en 2019 chez Les Impressions Nouvelles) et de la pièce, Ces enfants-là est avant tout le récit d’une enfant – une narratrice qui évoque la façon dont sa relation fusionnelle et ambiguë avec sa mère évolue au fil du temps… jusqu’à devenir toxique. Amour-haine, douleur-plaisir, enfants « mûrs » et adultes immatures : la petite fille se débat avec des sentiments contradictoires et perçoit un malaise qu’elle ne peut pourtant pas nommer. Ses parents ne sont-ils pas aimants ? adulés par leur groupe d’amis ?
Pour comprendre ce qui se passe dans cette famille, le contexte a son importance. Les parents, plutôt aisés, ont une relation déséquilibrée. Le père brille en société tandis que la mère prend sa revanche en régentant tout dans la sphère privée. L’histoire de cette mère est d’ailleurs traumatique puis que, issue d’une famille juive, elle a été témoin des horreurs de la Seconde guerre mondiale. En 1964, lorsque naît la narratrice, l’heure est à la libération sexuelle et au rejet de la pudeur « pudibonde ». Une période évoquée par le décor sobre mais versatile composé d’un sol en lino aux motifs typiques de la fin des années 1960/du début des années 1970 et d’un grand panneau vertical en fourrure blanche sur lequel sont projetés diverses images et vidéos en couleurs. En suivant la même progression chronologique que le roman, Ces enfants-là montre comment la petite fille développe un malaise grandissant face à l’attitude de ses parents – et en particulier de sa mère – vis-à-vis de son corps. Jugée « anormale » parce que pas assez féminine, et pourtant très tôt sexualisée par le regard des adultes, elle peine à faire respecter son intimité et, à partir de l’adolescence, à faire accepter à ses parents son attirance pour les filles.
Un trio surprenant
Pour donner corps à son personnage principal, l’autrice-metteuse en scène a fait le choix audacieux d’un trio sur scène, composé de deux actrices et d’une poupée de chiffon. Là où les lecteurs du livre se seraient attendus à un duo mère/fille, les actrices incarnent en alternance la narratrice, de même que les personnages secondaires. Cette approche est un peu déstabilisante au début, d’autant plus que la symbolique de la poupée n’est pas forcément évidente. Toutefois, on finit par se laisser porter par la force du message et le rythme qui va crescendo, avec quelques petits clins d’œil humoristiques bienvenus – et deux fous rires partagés entre les comédiennes – qui aident à relâcher la tension de temps en temps.
Un message féministe fort
Le message porté par Ces enfants-là n’est pas facile à entendre. Il est question de féminité toxique, d’échec de la parentalité, et même de violences sexuelles. Découpée en plusieurs chapitres, dont le titre est projeté en toutes lettres sur le décor, la pièce monte d’un cran lors du dernier quart d’heure, quand la narratrice prend conscience qu’elle n’est pas un cas isolé et que d’autres enfants ont également vécu des relations abusives dans lesquelles leur intimité n’était pas respectée. On passe alors de « cette enfant-là » à « ces enfants-là ». On sort de l’ambiguïté pour mettre un nom sur ce qui gêne, pour sortir des questionnements et commencer enfin à s’émanciper. Le message fort qui en ressort – la nécessité de respecter l’intimité des enfants et le refus des relations abusives tolérées au nom de la soi-disant liberté sexuelle – résonne comme un appel à la solidarité qui laisse le spectateur avec une envie d’agir bien salvatrice.