Le Centre de la Gravure et de l’Image imprimée présente, du 27 mars au 26 septembre 2021, sa nouvelle exposition Bye Bye His-Story, sous le commissariat de son nouveau directeur Emmanuel Lambion qui succède à Catherine de Braekeleer.
Bye Bye His-Story rassemble les œuvres de pas moins d’une soixantaine d’artistes, qu’ils soient reconnus ou fraichement diplômés. On aime cette diversité, cette pluralité de voix qui se mélangent ! Tous questionnent, avec beaucoup d’humour, des problématiques et enjeux sociétaux contemporains des plus sérieux qui s’entrecroisent au sein de l’exposition. Parmi ceux-ci, notre rapport à l’écologie, l’avenir de l’humanité, de la technologie, de l’économie et du capitalisme, mais aussi le marché de l’art et ses dérives, les questions d’identité et de genre, ou encore la voie sans issue de l’Histoire et de son récit…
Aurevoir Histoire : révéler les failles du récit
Le titre est un joli jeu de mots qui fait allusion à l’impasse du récit Historique, mais aussi à la problématique de sa construction, qui, dans notre société patriarcale, tant à oublier les femmes. Ainsi le mot herstory duquel s’inspire le titre de l’exposition, désigne une manière d’écrire l’histoire selon un point de vue féministe (« her » étant le féminin en anglais, s’opposant au masculin « his »). Le concept, c’est de revenir sur les évènements qui ont fait notre Histoire (ou plutôt nos histoires), en mettant davantage sur le devant de la scène les femmes et leurs rôles, parce qu’elles ont tendance à être un peu oubliées dans cette affaire…
Mais Pourquoi Bye Bye l’Histoire ? Quid de cette impasse ? Parce que, les amis, l’exposition dégomme la « fabrique de l’Histoire ». Bye Bye His-Story nous apprend qu’il n’en n’existe pas qu’une, linéaire, objective, vraie, à une seule voix (et voie), bien démarquée dans ses périodes. Parce qu’en réalité, l’Histoire, c’est un peu comme les couvertures granny patchwork de nos mamies : elle se constitue d’une série de petites histoires imbriquées, personnelles, et collectives – écrites à plusieurs mains et subjectives – cousues ensemble, mélangées ou superposées. Le problème, c’est qu’en Occident nous avons construit un récit totalement eurocentré, excluant beaucoup de voix et de récits minoritaires. Alors, s’il s’agit de revoir l’Histoire sous un éclairage un peu plus féministe, il s’agit surtout de la repenser tout court en décloisonnant. Bref, on dit Bye Bye His-Story.
Evidemment, à l’origine de tout récit, il y a l’écriture. Le langage – en l’occurrence écrit – est à double tranchant. Il a toujours opprimé. Il résume, donc contraint. Il nie, domine et instaure le conflit, pour finir par créer une Histoire pleine d’erreurs, de silences et d’injustices. Parmi les oublis du grand récit Historique traités dans l’exposition, la colonisation, née de ces rapports de domination. Un récit de propagande qui aujourd’hui fait honte, et se voit absent des livres de la grande Histoire enseignée dans les écoles. Mais le silence est un langage en soi, et si l’écrit se gomme, l’empreinte gravée persiste. Au premier étage, nous découvrons Annonciation d’après Francesco del Cossa (2020) d’Odilon Pain qui aborde cette problématique. Le tableau s’inspire de l’Annonciation du peintre de la renaissance italienne Francesco del Cossa. Odilon Pain y introduit le tissu wax, appelé aussi tissu national africain dont on attribue à tort son origine à la culture africaine. Ce tissu de production hollandaise a, en fait, été importé depuis les Pays-Bas en Afrique lors de la colonisation. Plus qu’un symbole africain, il est en réalité celui des échanges commerciaux qui sont nés des grands empires coloniaux. En exposant cette erreur d’attribution concernant l’origine du tissu wax, l’artiste nous montre que les rapports de domination entrainés par la colonisation se poursuivent (in)consciemment. Il démontre aussi que notre récit est parsemé d’erreurs et, qu’en réalité, nos histoires sont bien faites d’une série d’échanges, d’appropriations, donc de métissages qui ont été oubliés et écartés.
Avance à contresens : la peur du progrès
On aime être décontenancé par un parcours d’exposition qui s’organise en sens inverse. On commence par le deuxième puis le premier étage, et ensuite on termine avec le rez-de-chaussée. Comment conçoit-on cette idée ? Comme un joli pied de nez, justement, à l’Histoire et à sa manie de tout organiser. Comment ne pas repenser, le sourire aux lèvres, au pénible exercice de la fabrication d’une ligne du temps auquel, écoliers, nous étions tous astreints. Il faut bien séparer et indiquer les différentes périodes, puis surtout, ne jamais oublier de dessiner la flèche au bout du papier. Et bien oui, pardi, sinon, comment savoir où tout commence et vers où l’on se dirige !
Inverser le sens de circulation de la visite, ça nous évoque aussi une certaine référence liée à l’Histoire : l’Angelus Novus (1920) tableau de Paul Klee, décrit par le philosophe Walter Benjamin. D’après ce dernier, nous sommes poussés par une tempête – celle du progrès – cap vers l’avenir, mais notre visage reste, lui, paradoxalement tourné et pétrifié d’effroi vers le passé, où les ruines et toutes les catastrophes de l’Histoire s’amoncellent, sans retour en arrière possible pour les réparer. Alors, peut-être que commencer l’expo en contre-sens, un peu comme l’Ange de Klee, c’est aussi établir une autre allusion aux impasses d’une histoire en train de mal finir, de même qu’une crainte certaine de l’avenir. Ou peut-être est-ce un message d’espoir, à l’image des artistes de Bye Bye His-Story. Si nous sommes confrontés à la fin d’un récit et à l’extinction d’un certain monde, de nouveaux langages, narrations et sens de circulation(s) sont possibles, pour nos histoires en devenir.
Cette peur de l’avenir, nous la ressentons devant Empty Box (2016), œuvre de Nicolás Lamas qui recense des revues du National Geographic empilées les unes sur les autres, complètement évidées de tout contenu. Il n’en reste que les « contours » des couvertures, comme pour symboliser la disparition du monde, dont il n’en resterait que les fragiles structures, vidées de sens.
On est aussi fasciné par les Posthumans Portraits (2021), autre œuvre de Nicolás Lamas. Des portraits de sculptures antiques sont supplantés par des images superposées, comme autant de « windows » ouvertes en aplat et dupliquées, anachroniques, qui nous rappellent les écrans de nos ordinateurs. L’oeuvre semble aborder les créations de l’homme, anciennes et nouvelles, dont les technologies actuelles, mais aussi la peur face au transhumanisme. La carte graphique qui vient se superposer sur le visage de la sculpture antique masque le visage, et nous imaginons en effet qu’elle pourrait remplacer notre cerveau. Comme pour signaler la crainte de la disparition de toute humanité devant le développement des nouvelles technologies censées optimiser la condition humaine.
La fin d’un récit, la fin d’un monde et la fin de soi
Quand il est question de l’avenir de l’humanité, il est aussi question de son extinction, donc de la mort, très présente dans l’exposition Bye Bye His-Story. Qu’il s’agisse de la peur que nous pouvons ressentir en y songeant, ou de savoir s’il existe ensuite une autre forme de vie, comme le révèlent les affiches de Nora Turato, no dignity in death, i’m afraid (2019) et how many humans have ever existed? what if they all return? (2019).
Avec la crise sanitaire, nous avons tous pris conscience de notre fragilité, et de notre mortalité. I Miss Kiss (2021) et SOSical distance (2020) de Babi Badalov présentent une série de masques accrochés, ceux qui habillent (et irritent) nos visages au quotidien. Sur ceux-ci, des inscriptions qui expriment les manques causés par la distance sociale, et qui font écho à tout un chacun. Parce que c’est toujours quand l’on perd une chose que l’on prenait pour acquise, naturelle et simple, que l’on se rend compte à posteriori de son importance. Et non, on ne parle pas seulement de regretter notre ancienne peau de bébé qui a aujourd’hui laissé place, planquée sous les masques, à une rangée de boutons d’acné, mais bien de ces petites habitudes qui consistaient à se serrer la main, se faire la bise, ou prendre les êtres qui nous sont chers dans nos bras.
La mort est aussi abordée avec beaucoup d’humour, évoquons par exemple Curses I-XIII (2018) de Hanne Lippard, qui consiste en treize gravures toutes réalisées au laser sur du plexiglass. L’artiste semble imiter puis revisiter à sa façon une tradition bien connue de notre société occidentale : les épitaphes. Ces inscriptions funéraires sont placées sur nos pierres tombales, et, dans la Grèce Antique, elles constituaient même un genre littéraire (une sorte de vieil éloge funèbre). Si la dimension des plaquettes rappelle davantage les épitaphes, le matériau utilisé par l’artiste nous rappelle en revanche les grandes stèles de granit noir que nous voyons souvent dans les cimetières. Pour Hanne Lippard, point de ci-gît, point de ci-repose, mais plutôt des derniers souhaits et messages funéraires inhabituels, carrément libérateurs et caustiques, qui disent bien souvent tout haut ce que nous pensons tout bas. Alors on dédramatise, on en retient quelques-unes, et surtout on s’inspire pour le jour où ce sera la fin.
C’est en y regardant de plus près qu’on constate que notre propre image se reflète dans le plexiglas comme dans un miroir (première œuvre d’ailleurs de l’exposition à laquelle nous sommes confrontés : notre propre image). Si l’artiste s’adresse à nous dans un premier temps, notre image reflétée derrière les mots – comme gravée elle -même momentanément sur le support – semble aussi faire de nous des morts appartenant à ces dernières volontés, finalement nôtres. Derrière l’apparence de cette démarche qui dédramatise la mort, nous comprenons qu’il s’agit aussi de rappeler l’issue fatale à laquelle nous sommes tous destinés. De visiteur d’un cimetière, nous en devenons subitement l’habitant, et nous semblons d’ailleurs déjà morts, ou plutôt vivants dans un monde qui se désintègre.
L’intégration du spectateur est, au par ailleurs, régulière dans Bye Bye His-Story, et on comprend alors toute la dimension participative de l’exposition : notre présence, notre langage, peuvent se graver eux-mêmes dans les œuvres. Chaque spectateur peut laisser son empreinte, comme s’il était invité à participer à l’exposition, mais aussi aux nouvelles narrations de futurs qui le concernent.
Her-story : donner la voix aux femmes
Et puis effectivement, le féminisme est partout dans Bye Bye His-Story, et le plus souvent avec beaucoup d’humour, alors on rit et en s’en réjouit ! On a particulièrement aimé l’oeuvre d’Olivia Hernaïz, un mix entre jeu de loi et Monopoly intitulé L’art & ma carrière (2019). Le jeu démarre en fonction de votre parcours : professeure dans une école d’art, médiatrice culturelle, conservatrice, curatrice, historienne de l’art, tous les métiers du secteur culturel et surtout leurs galères typiquement féminines sont abordées avec humour. Alors que vous rentrez à l’université, vous devrez déjà passer votre tour parce que « ton prof prédit que tu arrêteras ta carrière, une fois mariée, avec des enfants ». Historienne de l’art, « la recherche est intense. Tu quittes ton boulot à la boulangerie, et perds la moitié de tes économies ». « Une collègue te recommande pour un poste d’enseignante vacataire ? » La chance, votre salaire est en hausse, vous gagnez 500 euros et un jet de dé ! Ceci est un appel pour toutes les femmes qui ont un pied (ou les deux) dans le milieu de l’art. Si la vie est un jeu pour tous, nous, femmes, savons que notre parcours professionnel est davantage semé d’embûches. Bye Bye His-Story nous rappelle subtilement que les femmes auraient plus de mal à trouver du travail que leurs homologues masculins et, qu’une fois embauchées, elles seraient bien moins payées et reconnues dans certains domaines artistiques…
Un article est trop bref pour décrire comme il se doit Bye Bye His-Story, tant les problématiques contemporaines et universelles soulevées y sont nombreuses et vont dans toutes les directions. Et ce, avec des artistes de toutes générations confondues, travaillant des matériaux divers, où la gravure et l’image imprimée sont envisagées sous toutes les formes. On en retient un tas de questions posées par les artistes avec un militantisme sous-jacent, empreint de colère, d’angoisse, mais surtout d’humour.
Nous terminons l’exposition subjugués par un bref extrait du texte L’activiste Romantique (2021) de Eleni Kamma qui nous prend vraiment aux tripes, parce qu’il exprime la rage et l’exaspération face aux injustices du monde que nous ressentons tous, toutes générations confondues, surtout en ces temps troubles, et c’est bon de se sentir moins seul.e :
Je suis venue ici pour exprimer ma colère. Je suis toujours en colère. Nous le sommes tous, n’est-ce pas ? En colère contre la crise du logement. En colère contre la crise des réfugiés. En colère contre le capitalisme. En colère contre le racisme. En colère contre le sexisme. En colère contre ces agressions faites au hasard. En colère contre la ségrégation. En colère contre les chiffres du chômage. […] En colère contre mes souffrances émotionnelles et mon manque d’argent pour me payer un psy […] En colère contre les rues pavées où de temps en temps mes talons se coincent. En colère contre les choses qui me manquent. En colère en colère en colère en colère en colère en colère en colère. Mais. Je suis fatiguée. Et. Cette chose inattendue vient de m’arriver.
Et vous, pourquoi vous êtes fatigué et en colère ?
Finalement, nous, comme les artistes de Bye Bye His-Story, même dans l’incertitude, on veut aussi pouvoir positiver nos futurs. Alors on pense à cette chanson de Julien Doré qui nous dit :
Toi, au moins, tu sais que tout ça tient qu’à un fil qu’on a mal déroulé. Et si ça résonne, et si demain te plait, faudra que tu pardonnes, on était fatigué. […] Et tu seras libre, si t’es pas fatigué.
C’est peut-être la fin d’un monde mais les nouvelles générations rebondissent. On tire l’énergie et l’inspiration nécessaires à la création de nos nouveaux mondes dans toutes nos colères, pour pouvoir bientôt chanter haut et fort que non, on n’est pas fatigué, mais libre, et que l’avenir, ce sera cool en fait.
Infos pratiques
- Où ? Centre de la Gravure et de l’Image Imprimée, Rue des Amours, 10, 7100, La Louvière.
- Quand ? Du 27 mars au 26 septembre 2021, du mardi au dimanche de 10h à 18h.
- Combien ? 8 EUR au tarif plein. Tarifs réduits disponibles.