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    Bilall Fallah : « Hollywood nous a appelés »

    Au sens propre comme au figuré, ça se bouscule dans les salles obscures pour voir le film évènement Black. En une journée, plus de 14000 personnes sont allées admirer cette romance bruxelloise très musclée. La preuve que la Belgique peut oser un autre cinéma ?

    Rencontre avec les réalisateurs Adil El Arbi et Bilall Fallah.

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    Comment vous êtes-vous rencontrés ?

    Adil : Lors de notre première journée à Sint-Lukas à Bruxelles. Bilall était le seul autre Marocain. Il y a avait un gros contraste entre nous et les autres étudiants.

    Bilall : On a tout de suite accroché. La plupart des gens étaient très “artistes”, un peu hipsters avant l’heure.

    Adil : De notre côté, on voulait juste faire des films comme ceux qu’on aime, dans le genre de Hollywood. Par contre à Sint-Lukas, il ne fallait surtout pas dire « Hollywood ».

    Avez-vous tout de suite commencé à collaborer ?

    Ad. : Au début on faisait chacun un film de notre côté, mais à chaque fois on se retrouvait sur le plateau de tournage de l’autre.

    Bi. : On a toujours travaillé ensemble. C’est arrivé très naturellement parce qu’on se complète. Moi je suis le « good cop » et Adil est le « bad cop » ; je suis plus émotionnel et Adil est plus rationnel. Même si j’ai tendance à travailler un peu plus avec les acteurs et que Adil est plus du côté de la caméra, on inverse assez souvent. Je suis aussi plus impliqué dans le montage et Adil est plus actif dans le scénario. On n’y réfléchit pas plus que ça en fait, c’est très organique.

    Ad. : Sur le plateau, Bilall a toujours besoin de bouger, de parler avec tout le monde, de demander si ça va. De mon côté je préfère rester près de la caméra. Au final, on aime bien que les choses soient comme on les imagine. Et comme on a envie de faire les mêmes films, qu’on a les mêmes visions, ça marche très bien. On est meilleurs ensemble que séparés.

    Ça doit être pratique d’être deux sur un tournage aussi court…

    Ad. : Oui, surtout qu’il y avait des scènes assez complexes. Heureusement qu’on était deux, avec deux caméras : on peut répondre à deux questions en même temps ou réfléchir à deux choses en même temps.

    Bi. : Quand on avait deux grosses scènes sur un jour, on se séparait pour filmer chacun une partie avec une équipe et au montage on voyait que ça marchait.

    Comment le projet a-t-il vu le jour ? Aviez-vous lu le livre (ndlr : Black et Back) ?

    Ad. : Dirk Bracke, l’auteur du livre, est très connu en Flandre. Il écrit des livres durs, assez sociaux, avec des personnages jeunes, sur des thèmes comme la prostitution, les enfants soldats, la drogue. On lit ses livres en secondaire pour comprendre qu’il existe d’autres réalités, pas aussi faciles que la nôtre. Et puis son style est rapide et visuel, ça parle aux jeunes.

    Quand on était à Sint-Lukas, on a entendu qu’il avait écrit un livre sur les bandes urbaines. On avait déjà quelques notions sur le sujet, et comme on est des jeunes Marocains, on a une certaine affinité avec les personnages et leur psychologie. Pour moi, c’est son meilleur livre. C’est aussi le mieux vendu : il fait partie des cinq livres les plus lus par les jeunes en Flandre.

    Bi. : On est tombés amoureux des personnages de Marwan et Mavela. Dans le livre, il y avait déjà cet aspect de pureté dans un monde violent, dur. C’est surtout ça qui nous a donné envie de faire un film.

    Ad. : Le contraste entre la simplicité et la naïveté de l’histoire d’amour et la brutalité du milieu nous a permis d’appuyer la violence des bandes. Et en même temps, comme l’histoire est simple, deux jeunes qui veulent être heureux, ça aide le public à se connecter avec les personnages. Cela nous permet de raconter une histoire très dure pour le grand public. Si l’histoire était trop négative, ça manquerait de nuances, les gens n’auraient pas envie de la voir.

    Bi. : Il avait aussi l’aspect psychologique des jeunes qui sont perdus parce qu’ils ont deux origines. Ils se sentent étrangers ici et dans leurs pays d’origine ; ils se sentent rejetés de la société. Dans la bande, ils trouvent une identité (préformée), du respect (une illusion, c’est en fait de la peur), et ils se sentent chez eux. Surtout entre douze et dix huit ans, la période où on se forme en tant que personne et où on découvre qui l’on est.

    Après avoir lu le livre, comment en êtes-vous arrivés à un scénario fini ?

    Ad. : Après la lecture, on a envoyé un mail à l’auteur en lui disant qu’on était étudiants et qu’un jour on allait faire un film de son livre. Il a répondu : « Trop tard, ils sont déjà en train de le faire ! ».

    Bi. : La haine…

    Ad. : On a ensuite contacté le réalisateur et le scénariste du film, en demandant si on pouvait aider. Entretemps, on améliorait nos courts métrages, et on continuait à discuter du scénario. C’est dans cette période qu’on a gagné un prix avec Broeders, un court métrage, et on a réalisé Image avec le budget récolté. Pendant la préparation d’Image, on a reçu ce fantastique cadeau du réalisateur : « C’est vous qui devriez faire Black ». Le projet était déjà là, on a juste été pris comme réalisateurs. On a un peu adapté le scénario pour que ça rentre dans notre style, car le réalisateur original a un style plus sobre, plus documentaire, alors que nous on va vers une esthétique plus hollywoodienne, plus léchée.

    Bi. : On voulait du grand cinéma tout en gardant un certain réalisme. On voulait faire un film qu’on aimerait voir.

    D’où le recours au street casting ?

    Ad. : C’était aussi par nécessité. On avait besoin de 16 acteurs, dont la plupart d’origine africaine ou marocaine. Dans les écoles de comédie il n’y en a pas, dans les bureaux de casting non plus, donc il fallait aller les chercher dans la rue.

    Bi. : On savait qu’on allait les trouver parce que pour nos tournages précédents on avait déjà dû aller chercher des acteurs parmi nos amis. Pour Black, il fallait aller plus loin, dans les rues, sur les médias sociaux, dans les écoles. C’est comme ça qu’on a trouvé 450 jeunes. On a fait trois mois de casting intensif, suivi de deux mois de répétition pour professionnaliser les candidats retenus, leur montrer comment ça marche, et surtout pour les préparer à un film assez dur.

    S’ils n’ont donc pas vraiment eu de cours, ils ont eu beaucoup de répétitions ?!

    Ad. : Pour nous, s’ils ont eu le rôle, ils sont acteurs professionnels. On leur donnait la liberté d’improviser du moment qu’ils savaient de quoi parlait la scène. Mais il fallait vraiment une bonne préparation, car il n’y avait pas beaucoup d’argent pour un tournage avec autant d’action, de personnages, de plans. On n’avait pas le temps : il fallait que tout soit réglé à l’avance.

    Bi. : Et il fallait leur faire comprendre qu’ils devaient tout donner, leur corps, leur esprit, tout ce qu’ils ont, et faire ce qu’on leur disait. Ils étaient très concentrés.

    Cela ressort dans le film, le rythme est très soutenu.

    Bi. : Ces jeunes sont dans un monde comme ça : des clips vidéos qui vont vite, qui donnent une impression d’intensité.

    Ad. : On voulait de l’énergie : avec les acteurs, dans la réalisation et dans le montage. Il fallait du réalisme, ce qui est parfois difficile à atteindre pour des acteurs professionnels avec trop de technique. On donnait à nos acteurs le sens de la scène, mais ils devaient la traduire dans leurs propres mots. On n’aime pas trop que les dialogues soient fixes. C’est peut-être quelque chose qui nous vient du néerlandais où il est difficile que les dialogues sonnent naturels. Il faut toujours que les acteurs le disent comme ils le sentent, car si c’est trop propre, ça sonne faux.

    Bi. : Pour qu’on y croit, c’était très important que les dialogues soient authentiques, comme dans la rue. La première chose qu’on a demandé aux acteurs, c’est de nous dire toutes les insultes qu’ils connaissaient !

    Ad. : On a beaucoup appris…

    Vous avez tourné à Bruxelles, dans des quartiers que l’on ne voit habituellement pas à l’écran. C’était une volonté de votre part ?

    Ad. : Il y avait déjà des descriptions de rues et de stations de métro dans le livre. On n’allait pas tourner à Malines ou Anvers et faire passer ça pour Bruxelles. On voulait les vrais endroits parce que visuellement, ça parle.

    Bi.: Bruxelles a beaucoup d’aspects cinématographiques. On peut trouver la grandeur du cinéma dans Les Marolles ou à Matongé. On voulait montrer ce qu’on ne voit pas souvent, comme Molenbeek qui est très caractéristique. D’ailleurs, on a eu beaucoup de soutien de Molenbeek parce qu’on y avait déjà tourné. On avait déjà beaucoup appris avec nos films précédents.

    Ad. : Pour certains endroits, on connaissait l’importance de la préparation. Il a fallu s’y rendre plusieurs mois à l’avance pour présenter l’histoire et la démarche, expliquer qu’on ne voulait pas faire quelque chose de négatif. Il a fallu apprendre à connaître les gens. Il faut que le quartier fasse partie du projet pour que ça se passe bien.

    Le résultat valait vraiment le coup.

    Ad. : Utiliser ce qui est authentique est mieux, même si c’est plus de travail. Quand on lisait le livre, on voyait déjà à quoi le film allait ressembler. Dirk Bracke est très visuel. On voulait la même atmosphère que dans le livre.

    Bi. : L’authenticité était importante. On a fait beaucoup de recherches : on a parlé avec des personnes qui sont dans des bandes, avec la police. Pour faire un film sur ce sujet, il faut absolument savoir de quoi on parle.

    En quoi vos recherches ont-elles influencé l’histoire initiale ?

    Ad. : Dans certains détails. Par exemple, il y a parfois des bagarres entre des bandes de filles. Un regard de travers ou une bousculade et BAM !, ça y va. C’est le meilleur plan du film ! Un autre exemple est la relation entre les agents de police et les bandes. Ils ne sont pas vraiment en guerre, ils se comprennent, ils se respectent, ils essaient de s’aider même si en même temps ils sont rivaux. Le personnage de Fabrice est d’ailleurs basé sur Maurice Landou, un vrai policier spécialisé dans les bandes urbaines.

    Bi. : Cette relation commence quand ils sont très jeunes, douze ou treize ans. Les policiers essaient de remettre les jeunes sur le droit chemin, mais ils se rendent compte que ce n’est pas forcément le bon moment.

    Quels sont les étapes suivantes ? Allez-vous participer à des festivals ?

    Ad. : On a été sélectionnés au festival de Toronto et Black a gagné un prix (ndlr: Discovery Award).

    Bi. : C’est la première fois qu’on montrait le film à un public canadien et ils ont adoré : ils étaient vraiment pris par l’histoire. Les thèmes de la recherche d’identité, d’amour et le sentiment de rejet des immigrés sont universels.

    Ad. : On a signé avec des agents et des managers américains qui sont en train de montrer le film là-bas. On a reçu quelques scénarios qu’on est en train de lire et la semaine prochaine, on va à Hollywood pour rencontrer des maisons de production.

    Bi. : C’était notre rêve de travailler là-bas et maintenant, ils nous appellent…

    Jan Kazimirowski
    Jan Kazimirowski
    Journaliste du Suricate Magazine

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