Bande de filles
de Céline Sciamma
Drame
Avec Karidja Touré, Assa Sylla, Lindsay Karamoh, Mariétou Touré, Idrissa Diabaté
Sorti le 22 octobre 2014
L’adolescence, les rapports entre masculin et féminin : ces deux thèmes chers à Céline Sciamma, abordés dans ses précédents films, Naissance des pieuvres et Tomboy, on les retrouve dans Bande de filles, mais sur un mode bien plus âpre. Si la lumière délicate nimbe encore les personnages, leurs peaux qu’aime à filmer Céline Sciamma, on la devine moins douce, plus cruelle pour ceux qu’elle enveloppe.
Marieme vit dans une cité de banlieue parisienne avec sa mère, qui travaille la nuit comme femme de ménage, ses petites sœurs et son grand frère, homme de la famille qui exerce sur ses sœurs une autorité violente laissant peu de place à la négociation. Découragée en apprenant qu’elle n’est pas admise en filière générale au lycée, Marieme se dirigera vers un autre apprentissage : se rapprochant de trois filles délurées et plus assurées qu’elle, elle deviendra une fille de gang, cherchant sa voie en-dehors des clous…
Ici, Céline Sciamma est allée loin des pavillons résidentiels de Tomboy et Naissance des pieuvres : au cœur de la cité, dans un espace où le regard des autres – Blancs, profs, et même adultes – n’entre pas. En ce sens, le film diffère de L’esquive, d’Abdelatif Kechiche, où des jeunes d’une cité sensible étaient initiés à Marivaux par leur prof de français. Ici, il n’est pas question de transmission : les codes, les règles, ce sont seulement ceux de la cité, ceux, surtout, instaurés par les mecs, grands absents de la première partie du film. Parce qu’à sa manière, avec sa bande de filles, Marieme leur résiste, avec les armes de la cité : on s’habille « en bonhomme », on se bastonne avec des filles de cités voisines dont on lacère le soutien-gorge, signe suprême d’humiliation, on fait régner la peur en rackettant les plus jeunes, comme les garçons. Mais, parallèlement, Marieme et ses copines s’essaient à vivre librement leur féminité, en dansant sur Rihanna, en piquant des robes décolletées, en choisissant de faire l’amour quand elles en ont envie, avec qui elles veulent.
Mais la quête de liberté est rude : le film suggère qu’elle ne peut se faire qu’au prix de l’isolement et du renoncement à la féminité. Ainsi, la situation de Marieme est ambiguë, voire intenable : d’une part, elle est contrainte de se viriliser, de s’approprier les codes du machisme, pour devenir respectable, et d’autre part, soumise au pouvoir des mecs, elle doit redevenir un archétype de la fille, la plus stéréotypée et effacée possible, quand ils le décident. Entre ces rôles de voyou et de pute, on sent que Marieme peut se perdre, mais elle ne renonce jamais à tracer sa propre route.
La construction de soi ainsi élaborée dans Bande de filles est douloureuse. La lumière bleue qui baigne le film, tantôt glaciale, tantôt langoureuse, lorsque les filles courent et dansent, lorsque Marieme et Ismaël se touchent, dit aussi bien l’attachement de la cinéaste à ses personnages et l’espoir qui les anime que la brutalité qui les guette.
Bande de filles échappe aux clichés ; le film ne donne pas d’explication, ne désigne pas de coupable, si ce n’est cette loi virile qui étend partout sa domination, y compris dans la tête des filles, loi de l’honneur et de la violence, loi du silence. On parle beaucoup dans Bande de filles, on se vanne, mais Marieme nous reste opaque, et nous garderons l’impression, tout au long du film, de ne pas l’avoir entendue. Et c’est peut-être ça qui est inquiétant et qui, en tout cas, dérange nos bonnes consciences : le dialogue, l’invention de valeurs alternatives, tout cela est absent du film. Céline Sciamma capte ce qui est encore possible : le vol de quelques moments de plaisir et d’amitié, de tendresse et de vitalité que sa caméra sublime. Et, surtout, le portrait d’une une résistance, celle d’une jeune fille qui ne sait pas où elle va, mais qui a appris à dire non.
Le film pâtit de quelques longueurs et d’une certaine dispersion de l’histoire. On regrette de ne pas bien comprendre Marieme, qui ne nous paraît pas toujours cohérente et ne nous devient jamais vraiment familière. Céline Sciamma affirme avoir voulu raconter l’histoire des filles qu’elle croisait à H&M : en effet, elle leur laisse de l’espace, ne livre pas tout, évitant ainsi de jeter sur elle le regard analytique attendu. A chacun de décider ce qui, selon lui, l’emporte dans le film : la douceur et l’énergie ou la violence de la survie. Céline Sciamma, elle, assure que Bande de filles est son film le plus joyeux…