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    Bad News d’Anjan Sudaram

    auteur : Anjan Sudaram
    édition : Marchialy
    sortie : mai 2018
    genre : reportage

    Journaliste et correspondant de guerre, Anjan Sudaram s’est vu confier une mission de première importance par l’Union Européenne : booster le quatrième pouvoir au Rwanda en prenant en charge un groupe de jeunes journalistes. Inquiet à l’approche des élections, le gouvernement de Paul Kagame accroît sa main-mise sur la circulation de l’information. Le pays prodige du renouveau africain, bascule dans une réalité nouvelle, celle du contrôle des bouches et des esprits. Ce sont de bien mauvaises nouvelles, d’autant que tout ceci n’est pas une fiction, mais la chronique méticuleuse de la mort de la liberté d’expression.

    Tout commence par une grenade jetée au détour d’une rue. Anjan entend la déflagration et se rend sur place. Il y a bien des bris de verre, du sang, mais un policier lui affirme que rien ne s’est passé, que tout cela n’est que le fruit de son imagination. Les jours passent et rien, aucun article, aucun billet radio, nulle mention ne vient inscrire l’événement dans le réel. Le vécu devient souvenir sans pouvoir être discuté, partagé, et Anjan en vient à se questionner : s’est-il vraiment passé quelque chose ?

    Sa classe réunit des journalistes confirmés et de jeunes diplômés. L’objectif de son programme n’est pas de faire de ses élèves des contempteurs acharnés du pouvoir, mais seulement de partager avec eux les techniques pour affiner leur angles, mieux répondre aux préoccupations des lecteurs et surtout rapporter des faits, pour organiser le réel afin de l’ouvrir au débat.

    À mesure que les élections approchent (les événements ont lieu entre 2009 et 2010), le régime durcit son contrôle sur ce qui peut être dit et sur ce qui doit être tu. Les élèves d’Anjan se retrouvent embarqués dans une suite de choix sans issues. On s’accommode de la dictature comme on le fait d’un œil borgne où d’une jambe qui boite : à contrecoeur et sans idée de pouvoir revenir en arrière. Tout en devenant l’un des derniers bastions de l’expression libre, la classe se change aussi en un lieu de confrontation où l’on brasse indéfiniment les trois seules options : renoncer, collaborer ou résister.

    Délires de la suffocation

    Les Bad News se sont à la fois celles qui s’abattent sur la communauté journalistique : intimidations, disparitions ou exils forcés, tortures, meurtres… Et dans le même temps les nouvelles qui s’affichent en Une, vides, tronquées, univoques.

    Au fil des pages, on ressent intensément la paranoïa qui s’empare de ceux qui s’efforcent malgré tout à continuer d’écrire. De plus en plus seuls, des hommes et des femmes tiennent, s’accrochent aux moindres encarts, aux moindres sous-entendus, où ils peuvent faire exister pour quelques mots encore, la libre expression. Le texte d’Anjan Sudaram est un splendide hommage à leur courage. L’éditeur de la version française (Marchialy) a respecté le choix de l’auteur d’ajouter en annexe une liste, malheureusement non exhaustive, de celles et ceux qui ont payer le prix fort à la répression. Une dizaine de pages où se suivent leur noms, arrachés à l’oubli, comme sur un monument, pour que leur combat n’est pas été vain.

    Bad News, n’expose pas seulement les destins brisés de ces journalistes, l’ouvrage détaille également les conséquences sur la population de la privation de liberté d’expression. Le gouvernement censure tout ce qui entre en dissonance avec le discours officiel. Le réel devient impossible à communiquer. La presse suffoque, la démocratie délire.

    Citoyens et citoyennes, doivent chanter d’une même voix la gloire du régime. Ce dernier installe un système (l’umudugudu) où chacun devient l’oeil et l’oreille du pouvoir. La mère dénonce son fils, le frère son frère, le lieu de la communication officielle se déplace jusque dans chaque tête. Alors le monde n’est plus que ce que le président en dit. Il affirme que les huttes sont trop primitives. Des régions agricoles entières verront leurs habitants détruire leurs demeures, s’exposer à la pluie et aux maladies, tout en remerciant le président de s’intéresser au sort des pauvres.

    « (…) ce pays silencieux, opprimé, ce pays où les mots avaient perdus leur signification – une fois la dissidence bannie, les louanges étaient dépourvues de sens – c’était comme traverser les ténèbres  : on ne pouvait pas voir ce qu’il y avait autour de nous, tout était immobilisé, l’information ne pouvait plus s’échapper. »

    Mémoire meurtrière

    Cela aurait pu arriver partout, mais c’est arrivé au Rwanda. Théâtre du dernier génocide du vingtième siècle. 800 000 morts en à peine 100 jours de l’année 94. Le thème du génocide hante le texte. D’abord parce que le sujet intéresse l’auteur. Il veut parler aux survivants, aux bourreaux, assister aux commémorations. On lui fait comprendre que la parole est contrôlée sur le sujet. Un de ses amis décrit les commémorations comme un cirque. C’est que le pouvoir a sa version des fait : Kagame a mis fin au génocide, fin du récit début de la grande Histoire.

    C’est là un second motif de la présence du génocide dans le texte de Sudaram. La mémoire des survivants est confisquée, restreinte à sa seule instrumentalisation politique. On ne se souvient que pour adorer le héros et ne plus questionner le présent. Un journaliste dérange, on l’accuse de faire la promotion de l’idéologie génocidaire et le voici écarté.

    Il faut par ailleurs noter que le délire criminel de l’année 1994 a largement été alimenté par les médias de l’époque. Pris à la gorge, il ne pouvait plus rendre que les seuls mots d’ordre de mise à mort. La population rwandaise connaît dans sa chaire les dernières conséquences de la disparition de la liberté d’expression.

    Enfin, cette époque de terreur intervient également dans l’explication du comportement des puissances occidentales qui financent largement le régime de Kagame. Comment ne pas plébisciter le héros du retour de la paix, celui qui a fait du Rwanda un modèle de développement en construisant écoles, routes et hôpitaux ? Les élections sont truquées ? Oui et après ? La presse est mise au pas ? Oui, mais le développement est là, la modernité arrive !

    Plaidoyer puissant en faveur de la liberté d’expression, Bad News réussit non seulement à proposer un éclairage différent sur la situation rwandaise, mais également à dire de manière concrète la mort de la liberté d’expression. Anjan Sudaram livre un récit à la portée universelle et nous invite à nous montrer juste et exigeant envers celles et ceux qui nous livrent les dernières nouvelles.

    Paul Kagame est président du Rwanda depuis 2000, une suite de réformes pourrait lui permettre de rester au pouvoir jusqu’en 2034. Il a été nommé à la présidence de l’Union Africaine en janvier dernier. Anjan Sudaram continue son travail de journaliste.

    Alexis Hotton
    Alexis Hotton
    Journaliste du Suricate Magazine

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