Titre : Arbre de l’oubli
Autrice : Nancy Huston
Editions : Actes Sud
Date de parution : 3 mars 2021
Genre : Roman
En l’associant à l’arbre de l’oubli, légende Ouidah liée à l’esclavage, Nancy Huston confère à son ouvrage une valeur symbolique de gardien de la mémoire. À juste titre, puisque le discours même du livre porte sur l’idée que le passé qui ne s’efface jamais laisse des cicatrices au présent. En seulement quelque quatre cents pages, l’auteure franco-canadienne, se plonge dans l’héritage de l’histoire contemporaine et ce, grâce à un procédé littéraire astucieux donnant la parole à trois personnages, chacun représentant une souffrance.
Dans la petite famille de l’Arbre de l’oubli on trouve Joël, le père – sociologue révolté par la condition animale, tiraillé entre les valeurs pluralistes qu’il s’est lui-même inculqué et la foi juive dans laquelle il a grandi – la mère Lily Rose – issue d’une famille de la petite bourgeoisie protestante, passionnée par les femmes suicidaires et entretenant un rapport douteux à son corps et à sa sexualité – et finalement Shayna – la fille adoptive du couple, en quête d’identité, partagée entre ses origines qu’elle ne connaît pas et l’éducation qu’elle a reçue. L’ouvrage, digne des meilleurs de Nancy Huston, est rythmé symétriquement, chaque chapitre étant consacré à un personnage, toujours dans le même ordre. Se succèdent Joël, Lily Rose et Shayna, souvent au même âge mais pas à la même époque. Et entre chaque cycle, s’opère une césure, prenant la forme d’un monologue dramaturgique qui s’apparenterait aux délires de Shayna.
Si Nancy Huston brasse large – l’écologie, la religion, le féminisme, les conséquences de la Shoah – elle fait de la question des discriminations ethniques son cheval de bataille et de Shayna le personnage principal de son roman. Les inégalités entre ceux que l’auteure appellent les marrons et les beiges prennent forme tout au long du livre, dans les dialogues et les actes, dans la maladresse et l’ignorance. Tour de maître, l’Arbre de l’oubli ne fait pas frontalement état du problème mais le traite d’une manière détournée, plus forte, en mettant le lecteur face à des situations pour lesquelles il ressent de l’inconfort. Même après avoir refermé le livre, certaines scènes ont gravé nos mémoires à l’encre indélébile. On pense à des conversations gênantes entre une mère et sa fille, physiquement différente. On pense aussi à ce voyage à Cuba marqué par les regards réprobateurs – Shayna est en colère mais comment expliquer à son père ce que représente là-bas un vieil homme beige qui se promène avec une jeune fille marron. L’écriture à la deuxième personne du singulier, seulement utilisée dans les chapitres dédiés à Shayna, nous donne un indice sur la place centrale qu’elle occupe dans le récit, en plus d’opérer une mise à distance cohérente par rapport à la quête identitaire du personnage. Et pour ces raisons, on ne peut nier la force de ce livre mais malgré tout subsiste une interrogation ; l’auteure est-elle légitime de parler d’un tel sujet, de s’approprier la souffrance de Shayna ?
Dans une interview, Nancy Huston avoue, avec humilité, que l’écriture de son roman s’est faite avec beaucoup de chance. De ses propres dires, elle a eu accès par hasard à certaines informations qui ont façonné son récit. Mais après lecture du roman, il ne fait aucun doute qu’il n’est pas uniquement le fruit de la bonne fortune. L’auteure déjà aguerrie a le sens du détail et même celui de la métaphore. En parsemant çà et là son récit de petits clins d’œil – l’arbre de l’oubli déjà évoqué mais aussi le prénom Shayna qui, selon la prononciation, rappelle la honte ou l’éclat de lumière – Nancy Huston donne encore un peu plus de corps à une histoire déjà bien ficelée. Avec Le Démon de la colline aux loups, probablement l’un des meilleurs livres de la rentrée littéraire.