Anne Fontaine était présente en Belgique il y a quelques jours pour présenter son dernier film, qui sort en salles cette semaine. Les Innocentes traite d’un épisode de la Seconde Guerre mondiale quelque peu occulté des livres d’Histoire : le viol organisé de nonnes polonaises par l’armée soviétique et les grossesses consécutives de ces religieuses. Nous avons rencontré la réalisatrice pour la questionner sur la genèse du projet et sa méthode pour rendre justice à un tel sujet.
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Comment êtes vous arrivée sur ce projet, et qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette histoire ?
Les producteurs Eric et Nicolas Altmayer ont eu connaissance de ce sujet par le neveu de la femme médecin française qui a inspiré le personnage du film. Elle a été missionnaire de la Croix-Rouge en 1945 et a tenu un journal de bord dans lequel elle décrit son activité. Ce n’est pas du tout un journal romanesque mais bien un carnet de bord qui dépeint sa rencontre avec cette réalité et ces sœurs qui ont été violées par l’armée soviétique. Il y a un traitement scénaristique qui a été fait par deux jeunes scénaristes et les producteurs sont venus vers moi. J’ai été très vite bouleversée par cette histoire, donc j’ai commencé à faire des recherches et à me l’approprier.
Comment avez-vous abordé le sujet à l’écriture ? Comment s’est opéré la balance entre ce que vous alliez montrer et ce que vous alliez suggérer ?
Ce qui était très important, c’est le rapport aux naissances. Comment incarner ça dans ce contexte là – des religieuses qui donnent la vie. J’ai fait le choix, avec la chef opératrice Caroline Champetier, que l’on éprouve un sentiment très fort mais en même temps que ce soit « beau », d’une certaine manière. Même si le contexte est difficile, je voulais que les deux scènes de naissance soient très organiques, très fortes, et dans la continuité. Ce n’est pas découpé, il fallait que ces naissances soient vraiment incarnées. Après, la mise en scène s’articule entre le mystère de la fois, le mystère de chaque personnage et ce qu’elles sont en train de vivre. C’est une question de stylisation et de lumière. Cela se joue beaucoup sur la photographie.
Avez-vous abordé la question du sacré comme un thème à part entière du film ou comme une toile de fond à l’histoire ?
C’est bien plus qu’une toile de fond. À partir du moment où l’on est devant une communauté qui vit pleinement cette voie religieuse, il faut arriver à savoir comment ça se passe à l’intérieur, quels sont les rites, quel est le rapport entre la ferveur, la contemplation et le drame intérieur. On ne peut pas improviser dans ce genre de sujet sans être soi-même concerné. J’ai fait des retraites dans des couvents bénédictins pour comprendre de l’intérieur comment s’étaient constitués la communauté, la hiérarchie, le rapport entre les personnalités. Il faut que ce soit vivant, c’est donc de la dramaturgie, mais c’est aussi un travail d’exactitude sur tous les rites, sur le comportement quotidien des religieux. Je pense qu’il faut être dans la véracité totale pour ce type de sujet, et il me semble que c’est le cas avec ce film car les personnes religieuses qui le voient ne se sentent pas trahies en ce qui concerne la pratique de leur foi.
Faut-il adhérer à cette notion de foi, de sacré pour faire un film comme celui-ci ? Est-ce un film de quelqu’un de croyant ?
Non, car le film traite de deux types de foi qui se rencontrent : la foi religieuse et celle de la jeune médecin dans sa vocation et dans l’exercice de son métier. Elles sont a priori loin l’une de l’autre, mais les deux femmes – la maîtresse des novices et la jeune femme médecin – vont trouver une voie pour accorder leurs deux fois afin de trouver un chemin vers l’espérance et le salut. Moi-même, j’ai eu une éducation catholique mais je n’ai pas vraiment la foi chrétienne. Par contre, il faut la comprendre, et comprendre ce qu’implique d’avoir donné sa vie à Dieu, d’avoir renoncé à la maternité, d’avoir fait vœu de chasteté.
Comment se sont passés les repérages pour trouver des lieux de tournage en Pologne ? Avez-vous beaucoup cherché pour trouver ce décor du couvent ?
Ça a été compliqué car il fallait trouver un couvent désaffecté, dans lequel il n’y ait pas d’activités. Quand j’ai visité ce couvent-là, il n’y avait pas de pièces. Il y avait les voutes et la structure architecturale mais pas de cloisons, pas de pièces. Il a fallut donc tout construire à l’intérieur : le réfectoire, l’infirmerie, les cellules, l’endroit de prière,…. C’était un gros investissement de travail, de décors et d’imaginaire pour pouvoir avoir le sentiment que ce couvent avait toujours existé dans l’état. En plus, au moment de la guerre, ils avaient été envahis et pillés, donc il fallait aussi que ce soit d’une grande sobriété, d’une grande pauvreté.
Quel a été le travail sur la lumière, pour éclairer ces décors ?
C’est un travail qui a été fait avec Caroline Champetier déjà avant le tournage, car la lumière c’est comme un scénario, ça fait partie intégrante de la narration et ça se prépare longtemps à l’avance. Je voulais qu’il y ait une vraie beauté mais que ce ne soit pas esthétisant, que ce soit une beauté intérieure. Je voulais que les visages soient éclairés un peu comme des tableaux vivants. Il y avait tout tout un travail iconographique à faire, avec des références picturales – comme Georges de la Tour – et à l’imagerie religieuse. C’est donc un travail de stylisation mais qui permet aussi de transcender la dureté du sujet et d’aller vers l’ouverture, vers la lumière justement. Que la lumière soit belle était très important pour moi. Mais il fallait que cette beauté soit en adéquation avec le sujet, pas que ce soit juste « joli ».
On peut justement dire que les scènes dans la neige sont « belles ». Elles sont d’ailleurs emblématiques du film et sont mise en avant à travers l’affiche promotionnelle. Apportent-elles une dimension métaphysique plus large ?
La traversée de la forêt change tout. Cette jeune nonne traverse la forêt pour aller chercher du secours. C’était très important qu’il y ait cette difficulté de la neige, qui est aussi à mettre en parallèle avec le risque que va prendre Mathilde, la jeune médecin, par rapport aux barrages soviétiques, etc. C’était important qu’il y ait ce trajet, cette amplitude, car un couvent est un endroit fermé, qui vit en autarcie. La forêt délimite le rapport entre la ville, là ou se trouve la mission de la Croix-Rouge, et le couvent. Et par ailleurs, je pense que c’est beau de voir cette nonne ou la mère-supérieure dans la forêt. Il y a quelque chose de fort, au-delà de la beauté des plans. Ce qui m’a guidé, c’est le sens de cette image, de la traversée d’un lieu aussi risqué à la fin de la guerre.
Comment avez-vous travaillé avec les actrices pour les scènes d’accouchements, qui sont assez éprouvantes ?
On a tout préparé à l’avance. Pour la première scène de césarienne, j’avais déjà fait faire un travail à Lou de Laâge auprès de sages-femmes. Il fallait être très précis sur la pratique du travail d’accoucheuse, on ne peut pas être vague sur des choses comme celles-là. Ensuite, la façon de conduire une scène comme ça, en plan-séquence, était extrêmement compliqué à régler. Il y a une tension assez extraordinaire sur le tournage lors de ce genre de scènes, car on ne sait jamais si ça va marcher, même si tout est préparé. C’est un gros travail en amont pour arriver à un résultat qui soit le plus naturel possible.
Le personnage masculin principal est interprété par Vincent Macaigne, qui amène avec lui son personnage lunaire et romantique que l’on a pu découvrir ailleurs. Il apporte une respiration bienvenue dans le film. Est-ce pour ça que vous l’avez choisi ?
J’ai été vers lui quand j’ai vu la fantaisie et la singularité qu’il pourrait amener dans le rôle assez corseté d’un chirurgien en 45. Je me suis dit qu’il amènerait une empathie humaine et un humour bienvenus. Le personnage était déjà écrit comme ça mais il a su l’incarner. Il est important que l’on puisse rire à ses répliques, et c’est ce qui se passe en salles d’après ce que j’ai vu. Mais il cache son désespoir derrière ce cynisme affiché puisque son personnage parle de la guerre et de la grande Histoire – sa famille a été exterminée dans les camps. Sa légèreté combinée à la souffrance de son trajet lui donne de la douceur et de l’humanité. Les gens aiment beaucoup ce personnage qui a un grand sens de l’autodérision, et Vincent Macaigne est un acteur très intéressant.
Dans ce film de femmes, les hommes – à l’exception du personnage de Vincent Macaigne – sont quasi invisibles et représentent une menace. Ce seul rôle masculin positif est-il une manière de ne pas tomber dans le manichéisme et dans une opposition binaire « femmes contre hommes » ?
Non, son personnage était surtout un contrepoint par rapport à l’histoire du couvent et la relation qu’il entretient avec Mathilde est presque à sens unique, car lui est réellement amoureux d’elle tandis qu’elle est aimantée par ce qui se passe dans le couvent. Le propos du film n’est évidemment pas une opposition « femmes contre hommes », même si je suis face à quelque chose de très précis et d’historique – le comportement des soldats soviétiques en Pologne. Mais la situation est la même dans tous les pays en guerre. Le viol est une arme de guerre. Cela paraît absolument sidérant mais c’est la réalité.
Le personnage de Mathilde (joué par Lou de Laâge) est assez fort. C’est un personnage féminin très décisionnaire, qui prend les devants dans tous les domaines – professionnel et relationnel. Le film a-t-il une volonté de portée féministe ?
Ce n’est pas spécialement un personnage féministe mais c’est un personnage qui est atypique dans l’époque et dans le contexte dans lesquels il se situe. Par contre, je ne crois pas au didactisme. Il n’y a donc pas spécialement de message, qu’il soit féministe ou autre. Ce qui m’intéresse, ce sont effectivement des personnages forts, qui conduisent leurs destins d’une manière forte. Ça parle des femmes, puisqu’il s’agit d’une relation entre une communauté de femmes et une femme venant de l’extérieur, mais le film n’a pas vraiment besoin d’être féministe. Ce qui est important, c’est de montrer un personnage comme la religieuse Maria qui reste forte face à la situation. Je n’ai pas vraiment pensé au mot « féminisme ». Ce n’est pas parce que ces sont des femmes, mais parce qu’elles sont confrontées à cette situation, que l’on est étonnés par le courage et la détermination de ces personnages.
Propos recueillis par Thibaut Grégoire