Nous sommes plus d’une dizaine de journalistes dans le salon d’un hôtel, tous présents pour écouter Agnès Varda nous parler de son dernier documentaire, Visages Villages. Malgré notre nombre, la cinéaste française prend le temps de serrer la main de chacun d’entre nous, et de nous demander notre nom. Elle a la vue qui baisse, et se rapprocher ainsi de nous lui permet d’avoir une idée un peu plus précise des traits de nos visages. C’est aussi une bonne manière de faire connaissance, et si les films d’Agnès Varda nous ont appris quelque chose à son sujet, c’est qu’elle aime aller vers les gens.
Faire de nouvelles rencontres et échanger, c’est toute la démarche de Visages Villages. En compagnie du photographe JR et de son équipe, elle a parcouru les villages de France pour y rencontrer ouvriers, serveuses, agriculteurs, etc…, prendre leurs photos, et afficher d’immenses reproductions de celles-ci sur les murs de leurs habitations.
JR, le créateur du concept, n’est pas là, une absence qu’Agnès Varda nous dit regretter. Elle en profite pour nous parler de leur rencontre : « C’était vraiment un coup de foudre artistique parce qu’on a tout de suite eu envie de travailler ensemble. On a le même goût de mettre les gens en valeur, de filmer des anonymes, des gens qui n’ont pas de pouvoirs : pas de gens connus, pas de stars, pas de chefs. »
Elle nous explique : « L’idée est que des personnes simples — enfin simples, ils sont complexes comme tout le monde — qui n’ont pas l’habitude d’être mises en valeur, on les met en valeur en écoutant leurs propos. Et plus qu’écouter, on essaie d’entrer en conversation avec eux, et pas juste de faire des questions-réponses. Il y a des gens qui ont dit des choses vraiment magnifiques. Je pense qu’on a eu de la chance. » Elle tire de l’expérience un excellent souvenir : « Si on leur fait confiance, les gens sont souvent intelligents, ont souvent de l’imagination, de l’invention et ont envie de s’exprimer. Les gens sont pleins de surprises si on a le temps d’attendre la surprise. Je suis sûr que vous avez l’impression de les connaître maintenant, non ? »
Elle tient à nous préciser que l’idée derrière ces rencontres n’était pas de chercher le conflit, ou de se focaliser sur les aspects négatifs de leurs vies : « On ne leur a jamais demandé pour qui ils votaient. On voulait ne faire que des rencontres de personne à personne. Écouter ce qu’en tant que personnes ils avaient envie de dire, ou d’inventer. Et leur donner l’occasion de dire des choses qui ne sont pas en rapport avec une plainte nationale ou une campagne politique. Ils étaient souvent extrêmement gentils avec nous. »
Elle nous avoue tout de même que la lutte pour les droits des femmes est un sujet qu’elle ne souhaite pas mettre de côté : « Moi je suis féministe. Je suis née féministe. Et je crois que ça ne veut pas dire que je n’aime pas les hommes, et qu’il ne faut pas parler d’eux, mais qu’il faut parfois pousser un peu pour que les femmes passent devant. »On peut voir cette pensée à l’œuvre dans quelques très belles séquences se déroulant dans des docks. Plutôt que de demander aux ouvriers de ce milieu exclusivement masculin de poser pour leurs photos, c’est aux épouses de ceux-ci que JR et Varda se sont adressés. L’effet escompté fut vraisemblablement positif : «« Ca fait bouger les choses. Ça fait bouger les préjugés. En amenant nos idées féministes, il y a des choses qui bougent dans la tête des gens, un petit peu de liberté, un petit peu de changement. »
Le tournage en lui-même s’est fait sur un an et demi, à raison d’une semaine par mois, pas plus, afin de laisser Varda récupérer, mais aussi de leur permettre de trouver de l’inspiration : « Ca nous donnait l’occasion de rechercher d’autres lieux, d’autres idées. » Ce qu’elle préfère, cependant c’est le montage, au cours duquel se fait ce qu’elle appelle la « cinécriture » : « Ca condense tout : des gens, des choses, le son. Mon rêve c’est que JR et moi on vous prend par la main. On vous fait rencontrer des gens qui vous plaisent, qui vous plaisent plus,… »
En regardant le film, ou en l’écoutant, il est clair que le film est participatif. « C’est surtout les gens qui ont participé. Nous deux on fait les clowns. » déclare-t-elle facétieusement. « S’ils n’avaient pas voulu nous aider, il n’y aurait rien. » ajoute-t-elle. Elle nous fait également remarquer que le film a été en partie financé grâce au crowdfunding.
Elle s’enthousiasme lorsqu’elle apprend que son film a déjà fait 60 000 entrées en 5 jours de distribution française. À côté des comédies populaires et des gros blockbusters, c’est un succès modeste, mais Varda n’a jamais couru après les chiffres du box-office. « La question pour nous ce n’est pas l’argent à gagner, mais le bonheur de savoir que des gens apprécient le film et le partagent ensemble. » C’était visiblement le cas lors d’une projection en plein air à Bologne, qui a eu lieu le jour précédant notre rencontre : « 3000 chaises et 1000 personnes debout. Un grand écran comme ça. Et gratis en plus ! On était content parce que c’est ça qu’on veut faire : partager avec des gens qui ne paient pas. Si le film pouvait sortir gratuit partout, ce serait de mon goût. Mais évidemment ce n’est pas possible. Il a été produit, ça a coûté de l’argent… »
Lorsqu’on évoque ses projets, elle se refuse à penser au septième art :« Ah non, ça va le cinéma ! Je prépare des choses qui sont plus à mon rythme. Je vais faire un livre des photographies du tournage. Je vais faire des choses moins fatigantes que le cinéma, où il y a moins de travail à faire pour les sortir. »