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    « About Dry Grasses », sous la neige, le cinéma

    About Dry Grasses
    de Nuri Bilge Ceylan
    Drame
    Avec Deniz Celiloğlu, Merve Dizdar, Musab Ekici
    Sortie le 15 novembre 2023

    Dans sa dernière exploration de la géographie de l’âme humaine et des reliefs de la Turquie, Nuri Bilge Ceylan revient sur une formule bien connue de ses spectateurs. Alliant du même coup de pinceau le regard du portraitiste et du paysagiste, le cinéaste livre un récit sans concession sur des personnages troubles, empêtrés dans une solitude résonnant avec l’immensité des paysages enneigés. Perdu au milieu de l’Anatolie orientale, Samet, un professeur de dessin citadin vit difficilement sa mutation dans un village rural où le temps s’écoule lentement au rythme de l’hiver. Dans une région qu’il ne pense qu’à quitter, celui-ci côtoie avec condescendance ses habitants sur lesquels il projette des standards que seul-lui partage. Dans la grande tradition des films de Ceylan, About Dry Grasses fait courir sur le temps long un récit confrontant le spectateur à la bassesse et à l’ennui de son personnage.

    Il était une fois dans l’est

    Si About Dry Grasses livre de l’extérieur un air de déjà-vu dans son œuvre, Ceylan se sert en réalité habilement d’un terrain connu et maîtrisé pour ce qui est sûrement son film le plus politique à ce jour. Interrogeant des thèmes d’une grande actualité, le récit est marqué par l’incursion du contemporain qui, loin d’être absent dans ses précédents films, jaillit ici plus crûment. Or, celui-ci n’aborde jamais frontalement ses sujets mais les envisage par le prisme de l’individu. Fonctionnant sur un mode binaire où les forces s’opposent (la ville et la campagne, la femme et l’homme, le centre et la périphérie etc.), le réalisateur ne donne pas pour autant dans le manichéisme et propose un nuancier dont la seule constante est le blanc de la neige. Entre Samet, personnage narcissique et individualiste, et Nuray (Merve Dizdar, prix d’interprétation féminine amplement mérité à Cannes pour ce film), professeure d’anglais prônant le retour à la collectivité et l’émancipation, Ceylan ne fait pas de choix mais s’accorde simplement avec les spectateurs sur l’inconstance des hommes. Se servant d’une grammaire cinématographique bien à lui, les voix et les idées infusent le film plus qu’elles ne le structurent, donnant par là-même tout son poids.

    Une certaine idée du cinéma

    Souvent résumé à ses longs plans fixes, Ceylan explore ici le caractère toujours mouvant du dialogue et les remous de l’orgueil de ses personnages. Dans des scènes de conversations analogues aux plans de paysages, le cinéaste s’appuie sur la durée des plans pour donner de l’épaisseur à son discours. En somme, son cinéma nous dit que, si l’on a vu la rivière au fond de ce plan de vallée, c’est que nous l’avons fixé assez longtemps. Pareillement, si l’on comprend qui est le personnage, c’est que le dialogue n’a pas été filmé pour le révéler mais au contraire que la caméra a su capturer ce qui n’est pas dit. Le dénominateur commun de ces deux mouvements cinématographiques réside dans la durée, pour certains excessivement longue, des plans de Ceylan. Construisant sa philosophie du cinéma ainsi, le cinéaste privilégie un résultat qui, peu étonnement, est très polarisant pour les spectateurs (et il est intéressant à cet égard de noter que cette division s’exprime souvent de manière monétaire ; la durée est le « prix à payer » pour accéder au sens de ses film).

    Ceylan au carré

    Au fond, cette équation entre extérieur et intérieur, que Ceylan fait si bien à sa façon, n’est pas nouvelle dans son cinéma. Perdus au milieu de la ville, des vallées ou des saisons, l’impression d’une impossible mise à l’échelle de ses personnages constitue le creuset de ses films. Or, ici tout semble avoir été envisagé avec plus d’intensité dans la démarche et il apparaît que ce film vient à l’aboutissement d’un mouvement dans son cinéma qui tend vers plus de discursivité. Les personnages parlent tout autant mais ils en disent plus, introduisant une notion « d’efficacité » dans une œuvre qui précisément s’y oppose. Tout semble prendre la parole dans About Dry Grasses, peignant une forêt de significations parfois difficile à dissiper. Ceylan lui-même semble y prendre la parole à travers Samet, dans un monologue de fin qui vient donner sa clef de lecture. En se développant avec finesse sur une multitude de thèmes et en argumentant sans cesse, le film achève alors intelligemment sa réflexion sur la dimension temporelle de son œuvre ; le temps passé dans l’est de l’Anatolie, le temps de l’enfance révolue, le temps de l’activisme et, surtout, le temps du film.

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