Dans une nouvelle de Sum : Forty Tales from the Afterlives, un recueil fantaisiste sur la vie après la mort, David Eagleman développe l’idée selon laquelle nous sommes des machines dotées d’appareils technologiques (nos sens) envoyées sur terre par des martiens pour faire du repérage et analyser le territoire. Mais le résultat est décevant : nous passons notre temps à récolter des informations sur nous-même et surtout à nous prendre en photo. Dans cette perspective, Faces Then et Faces Now, les expositions printanières des BOZAR sur le portrait, sont un compte-rendu de cette obsession pour nous-mêmes.
À l’époque
Faces Then se focalise sur les portraits de la Renaissance du XVIème siècle au Pays–Bas, une époque qui a vu fusionner les conceptions artistiques des primitifs flamands, fervents défenseurs du réalisme, et de la tradition italienne, inspirée par l’idéalisme. Marqués par le protestantisme plutôt réservé sur les images (c’est un euphémisme), le courant flamand estimait que l’Homme (et l’homme aussi), la plus haute créature de Dieu, devait être fidèlement représentée. Au contraire, les artistes du Sud visaient le sublime, la perfection, pour se rapprocher d’un idéal et rendre honneur à Dieu. Le XVIème voit en outre se développer un important questionnement sur le peintre comme artisan et/ou comme intellectuel. Certains artistes conjugueront d’ailleurs les deux dimensions en se représentant au travail avec une référence à la connaissance, comme dans l’autoportrait de Anthonis Mor.
Parmi les portraits choisis, on observe également la démocratisation du genre jadis mineur en comparaison avec les représentations religieuses. Si le portrait était de fait initialement réservé aux régnants et aux nobles il est devenu une fantaisie de plus en plus répandue jusqu’à ce que les tableaux commencent même à être acquis pour leur valeur esthétique et non plus pour leur sujet. Malgré l’austérité des tableaux selon nos codes contemporains, certains révèlent grâce à un regard attentif des rendus exceptionnels, que cela soit dû à leur rareté comme le Portrait d’homme issue d’une collection privée, leur particularité comme le tableau de Catharina van Hemessen (seule femme peintre de l’exposition Faces Now), leur maîtrise naturaliste comme le Portrait d’un homme d’auteur inconnu du Art Institute de Chicago ou encore leur saisissante expressivité comme le Portrait d’une dame âgée avec son chien de Frans Floris de Vriendt.
De nos jours
La présence de très nombreux photographes d’horizon divers fait de Faces Now une exposition très, voire trop éclectique. Le risque est grand de se perdre dans les considérations et démarches évoquées, parfois redondantes, parfois antagonistes. Le point commun de toutes les photographies est néanmoins un questionnement sur l’identité dans un cadre européen. Elles sont réparties dans 7 « salles » (espaces) qui sont autant de paradigmes (en gras dans la suite du texte) pour appréhender ces images.
Depuis les premières peintures jusqu’au dernier selfie sur nos smartphones, le portrait n’a cessé de se démocratiser. C’est ainsi qu’aujourd’hui il se centre aussi bien sur les laissés-pour-compte, les quidams ou les célébrités de toutes sortes. On trouve ainsi une tension entre le privé et le public, entre des photographes comme Beat Streuli, qui a photographié des anonymes au milieu de la foule citadine, et un photographe comme Courrèges, qui a tiré le portrait de nombreuses personnalités politiques françaises selon des codes classiques définis. Cette catégorie se réfère aussi à la tension entre ceux qui sont condamnés à l’espace public, « ceux qui n’ont pas le choix » d’être exposés, et ceux qui ont le choix de l’intimité d’une sphère publique et d’une sphère privée bien distincte. En se centrant sur les marginalisés, mais aussi les anonymes, c’est le regard humain du photographe qui prédomine. Boris Mikhailov a ainsi photographié à Charkov (Ukraine) ces oubliés du système tandis que Nikos Markou donne un visage aux Grecs profondément touchés par la crise économique de 2008.
Aussi humain et individuel soit l’objectif, il reste tributaire d’une culture, d’une histoire, d’un lieu. Certains photographes exploitent cette dimension et insère le portrait dans un cadre plus large allant parfois jusqu’au paysage, naturel ou urbain, que ce soit pour « déraciner » le modèle comme Paola De Pietri qui photographie des femmes enceintes sur des parkings, ces zones vides, ou revendiquer un enracinement, tel Adam Panczuk. D’autres reviennent à l’essentiel, au visage. On a parfois dit que les yeux, et a fortiori le visage, sont le miroir de l’âme – un trait d’esprit poétique qui sonne comme une introduction à la physiognomonie. C’est l’impression qui ressort des portraits quasi « existentiels » de Koos Breukel et de Stephan Vanfleteren (celui-là même qui avait photographié les Diables)… Avec une mention particulière pour le portrait mortuaire de Jan Hoet réalisé par Vanfleteren. Mais le visage peut aussi être le degré zéro de l’identité comme dans les photos de Thomas Ruff. Dans sa série typologique Porträts l’allemand a en effet repris le principe de la « photo d’identité » (une dénomination ironique lorsqu’on y réfléchit) dénuée de signes distinctifs et d’expression et en a réalisé de grands tirages. Le résultat est impersonnel et imperméable, l’âme n’a plus de reflet.
La présence ou l’absence de tous les éléments précédemment cités (en gras) offre un contraste entre le formel et l’informel, entre le pouvoir et la misère de certains, entre la pose et la spontanéité réelle ou feinte. Il peut aussi y avoir des jeux sur cette association entre le caractère formel et le pouvoir. Ainsi le « portrait d’entreprise » de Glegg & Gutmann met en scène des hommes qui semblent être des banquiers dont les seules valeurs sont pécuniaires… Alors qu’il s’agit en réalité des responsables de la collection d’art de la Deutsche Bank ; comme quoi le costume et la photo ne font pas (totalement) le businessman. Par ailleurs, certains tableaux s’opposent de manière flagrante : ceux de Sergey Bratkov qui photographie de jeunes modèles « wannabe » pervertis par la conscience de l’objectif ou ceux de Denis Darzacq qui photographie des personnes handicapées dans un décor et une pause qu’elles ont choisis ou encore Anders Petersen qui saisit des portraits sur le vif de gens qu’il connait.
Enfin, ces photographies de l’ère moderne sont le carrefour désigné de la rencontre entre la tradition et l’innovation qu’il s’agisse du thème de la religion abordé par Stratos Kalafatis et ses portraits de moines au mont Athos, des images qui apparaissent en filigrane (l’adolescente relâchée si semblable à La Naissance de Vénus de Rieke Dijkstra), du décorum des photos de riches familles de Tina Barney ou encore du rapport direct entre les œuvres contemporaines et la peinture comme chez Hellen van Meene et Jorma Puranen.
Verdict
Le lien entre cette liste non exhaustive des photographes de Faces Now et les portraits de Faces Then est sans aucun doute l’humanité des modèles, une charnière entre l’irréductible individualité et l’appartenance au genre humain qui devient parfois synonyme de ressemblance, voire de conformité. Malgré cela et quelques « ponts » lancés çà et là, une articulation plus précise entre les deux expositions aurait pu être intéressante, car du XVIème à 1990 l’ellipse est assez grande pour nous égarer.
Riches en contenu, les deux expositions sont néanmoins peu interactives*. Denses tout en étant parfois très variées, surtout la partie photographie, elles gagnent beaucoup à être vues avec un(e) guide afin d’aiguiser notre intérêt et de structurer nos pensées. Autrement, le risque est grand de se perdre dans l’opacité de l’art du XVIème de Faces Then ou dans la diversité de Faces Now.
* À noter cependant que des animations sont prévues à certaines dates en plus d’un photomaton mis à disposition du public dans le Hall Horta.
Plus d’infos:
Exposition Faces Then & Faces Now jusqu’au 17 mai 2015
Faces Then: http://www.bozar.be/activity.php?id=14251
Faces Now: http://www.bozar.be/activity.php?id=14252