Les Merveilles
d’Alice Rohrwacher
Drame
Avec Maria Alexandra Lungu, Sam Louwyck, Alba Rohrwacher, Sabine Timoteo, Agnese Graziani
Sorti le 11 février 2015
Dès les premières images des Merveilles, nous sommes baignés par son atmosphère si particulière, mélange de réalité brute et de poésie délicate, témoignant d’une attention à la nature et à la matière transcendée par un souffle éthéré, ouvert à la magie et au mystère. C’est l’été en Ombrie, à une époque indéterminée qui ressemble aux années 1990, dans la grande maison isolée où habite, en pleine campagne, une famille germano-italienne d’agriculteurs-apiculteurs. Trois adultes : Wolfgang, Angelica, et Coco, à l’identité indiscernable, peut-être être la sœur de Wolfgang. Quatre filles, et parmi elles Gelsomina, l’aînée, qui à douze ans semble être le pivot de la famille : raisonnable, sérieuse, déterminée, elle est d’une aide précieuse pour les travaux des champs et surtout l’apiculture. Car le travail, c’est ce qui tient la famille, de plus en plus précarisée à mesure que les normes d’hygiène se font plus draconiennes.
Les Merveilles, c’est d’abord une peinture de ce monde rural au bord de la faillite. C’est plus largement le récit du moment où la structure, symbolisée par cette grande maison qui se dresse entre la plaine ocre et le ciel limpide, vacille ; ou l’autorité du père, qui a érigé un modèle pour lequel tous ont sué sang et eau, menace de chavirer. Car Wolfgang n’est pas un local, peut-être pas même, on le devine, un rural. Derrière sa brutalité, ses manières rudes, son incapacité à exprimer ses sentiments, c’est un militant, qui résiste aux technologies productivistes et au développement de l’agro-tourisme parce qu’il s’est battu pour une utopie : la vie pure, non corrompue, au plus près d’une nature préservée. Les Merveilles est l’histoire de cet été où se dévoilent, à travers les yeux de Gelsomina, la fragilité de cet idéal et la possibilité d’un ailleurs.
L’ailleurs apparaît sous deux figures, dans Les Merveilles : celle d’un jeu télévisé, Le Village des Merveilles, célèbre la production et le mode de vie ruraux sous fond d’hommage en carton-pâte et teinté de mépris à la tradition étrusque ; et celle de Martin, adolescent allemand accueilli par la famille dans le cadre d’un programme de réinsertion. Ces deux visages qui esquissent l’existence d’un monde au-delà de ses terres intriguent Gelsomina, et le charme des Merveilles naît de ce cheminent sur la pointe des pieds, d’un univers à l’autre.
Le film nous enchante parce qu’il épouse la forme d’un monde, plus qu’il ne le décrit. Ce monde, c’est d’abord la fin de l’enfance, où la beauté et le mystère palpitent partout : dans un visage étranger qui se découpe sous le soleil, dans les jeux accomplis en secret entre sœurs, dans les accoutrements criards d’une pseudo-reconstitution historique. Chez Alice Rohrwacher, l’essentiel ne passe pas par les mots : la force des relations familiales, la fugacité et la vivacité des émotions vont droit au cœur parce qu’elles sont rendues par la sensation, saisie avec une justesse et une acuité rares. Il y a dans Les Merveilles une douceur infinie, et infiniment mélancolique : malgré ses efforts passionnés et maladroits pour garder sa fille auprès de lui, Wolfgang sait qu’elle s’enfuira, comme s’enfuit déjà le monde merveilleux qu’il a bâti, comme s’est perdue cette civilisation étrusque qu’une émission de télé déjà ringarde ne peut reconstituer que sur un mode parodique. Alice Rohrwacher ramène pourtant la présence des merveilles, palpable même au bord de la ruine ; elles sont la peau même de l’enfance, que son cinéma touche avec une sensibilité bouleversante.