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    Gagner et perdre au Varia

    Inspiré de Samuel Beckett, mise en scène de Isabelle Gyselinx, avec Thierry Devillers, Anne-Marie Loop, Catherine Mestoussis, Isabelle Urbain
    Du 27 janvier au 5 février 2015 à 20h30 au Théâtre Varia

    De Beckett, Isabelle Gyselinx a choisi de porter à la scène deux courtes pièces écrites dans les années soixante, assez peu connues : Comédie et Va-et-vient. Avec Réminiscences, mise en chanson d’extraits de textes ayant inspiré l’auteur, elles forment Gagner et perdre, une composition qui donne à voir et à entendre la radicalité, la puissance et la drôlerie de Beckett.

    Dans Comédie, un homme, son épouse et sa maîtresse, prisonniers de jarres d’où ne dépassent que leurs têtes, racontent, chacun à leur manière, l’histoire banale d’un adultère, à la fois cocasse et douloureuse. Dans Va-et-vient, trois amies assises sur un banc tentent d’évoquer un passé commun qui ne parvient jamais à prendre forme. Comédie et son flot de paroles interrompues, hachées, heurtées, déversées depuis des jarres qui enserrent et isolent des autres ; Va-et-vient et ses silences, ses amorces minuscules de mouvements et de dialogue entre trois amies qui se donnent la main pour rappeler le passé : en deux pièces brèves, très différentes, on retrouve les grandes préoccupations de Beckett.

    Chacune creuse l’épuisement du langage et son incapacité à nous lier ; l’urgence, mêlée à l’impuissance, de dire, de trouver ses mots et d’apprivoiser le vide. Isabelle Gyselinx a choisi le titre Gagner et perdre car ce paradoxe est selon elle fondamental chez l’auteur : « on gagne et on perd en même temps.[…]. On est dans le noir et la lumière à la fois. » Cette contradiction fondamentale, Comédie et Va-et-vient l’illustrent à merveille : il y a là tout le désespoir existentiel de Beckett face à la pauvre absurdité de la condition d’homme, et toute la beauté dérisoire de ces êtres qui tentent, dans l’angoisse, de donner du sens à leur expérience et de la communiquer.

    Et il y a, bien sûr, la langue sans égal de Beckett, qui entremêle le tragique et le grotesque, la cruauté et la douceur, le lyrisme et la brutalité, la lucidité et les divagations dans la pâte du quotidien. Rarement il nous est donné d’entendre une langue aussi dense, aussi vivante, aussi physique que celle de Beckett : une langue qui ne ressemble à rien si ce n’est à une mer bouillonnante, une langue coupante et coupeuse de souffle, déchirante et déchirée, qui s’affole comme si elle s’approchait de sa fin. La mise en scène minimale et percutante d’Isabelle Gyselinx rend possible cette concentration proche de la tension et cette ouverture maximale des yeux et des oreilles nécessaires pour se laisser happer par le monde déconcertant de Beckett. Mais ce sont avant tout les acteurs (Thierry Devillers, Anne-Marie Loop, Catherine Mestoussis, Isabelle Urbain) qui servent cette langue impétueuse avec une profondeur, un sens de l’humour et une force expressive extraordinaires : mêmes leurs silences en sont pleins. On reste accroché à leurs lèvres, à leurs visages, à la moindre émotion qui les touche.

    Pour Réminiscences, Beckett s’efface au profit d’un montage mi musical, mi joué, de textes qui ont inspiré Beckett. C’est légèrement décalé, très noir, souvent drôle, et malgré quelques extraits moins convaincants, pas forcément nécessaires, cette troisième partie potentiellement délicate à articuler avec le reste trouve sa place. Mieux, elle fait dialoguer Beckett avec d’autres, donne envie de les lire, de les découvrir, de les entendre : Isabelle Gyselinx et Thierry Devillers, qui a choisi les textes et composé les musiques, montrent encore leur générosité et leur capacité à faire brillamment résonner la parole de ceux qu’ils aiment. « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu’il y en a, il faut les dire, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent, […]il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer », écrivait Beckett à la fin de son (stupéfiant) roman L’innommable. Isabelle Gyselinx, elle aussi, doit continuer. A monter Beckett, à nous le donner, à nous ébranler et nous faire rire avec lui.

    Emilie Garcia Guillen
    Emilie Garcia Guillen
    Journaliste du Suricate Magazine

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