More

    L’Amant au Théâtre Le Public

    De Harold Pinter, mise en scène de Aurore Frattier, avec François Sikivie, Delphine Bibet, Michel Collige

    Du 13 janvier au 14 février 2015 à 20h30 au Théâtre Le Public

    Richard et Sarah, mariés depuis dix ans, vivent confortablement dans leur maison bourgeoise. Souriants, élégants, aimables et tendres l’un envers l’autre, leur ménage paraît harmonieux. Rien ne laisse supposer que depuis des années, Sarah reçoit deux à trois fois par semaine son amant Max, au vu et au su de Richard qui paraît accepter tranquillement cette infidélité chronique. Mais quand l’amant, attendu pour trois heures, passe la porte, on s’étonne de reconnaître Richard sans cravate…

    Comédie grinçante, L’Amant, pièce écrite en 1962 par le grand dramaturge anglais, multiplie les faux-semblants et joue jusqu’au vertige sur l’ambiguïté et les apparences. Dans ce faux vaudeville, on ne cesse de se perdre : la Sarah qui est devant nous est-elle la maîtresse fantasmant sur son mari avec son amant, l’interprète de la prostituée (imaginaire ?) de son mari, la bonne épouse choquée par l’entrevue, bien réelle cette fois, d’un inconnu un peu trop insistant ? Quant à Richard/Max, qui endosse tour à tour l’habit du mari outragé ou débonnaire, de l’amant colérique, mais aussi de l’amant metteur en scène de scénarios licencieux et du mari excité par un jeu de rôles trouble, il n’est pas aisé de déceler le moment où il glisse de son statut d’époux respectable vers les labyrinthes de la fiction érotique. Et le langage, chez cet auteur largement influencé par Beckett et le théâtre de l’absurde, ne nous offre aucun éclairage pour démêler les fils de l’authenticité et du jeu : de bavardage en formules courtoises qui sonnent creux, il n’est que le révélateur de l’incertitude et, selon Pinter lui-même, « un constant stratagème pour cacher la nudité ». Car tout, depuis le décor domestique à la blancheur sobre et sophistiquée jusqu’à la transparence affirmée des personnages et leurs conversations anodines, respire l’artificialité, comme si le jeu était l’unique moyen de masquer une réalité, peut-être plus sauvage et plus cruelle. C’est bien cela, la « pinteresquerie » : l’existence, sous la banalité la plus lisse, d’une inquiétante étrangeté que la pièce laisse sourdre jusqu’à provoquer le malaise.

    Si  la pièce est drôle et parfois incisive, faisant alterner longs silences, échanges ordinaires apaisés et violents coups d’éclat, elle est surtout complexe et dérangeante. Derrière la peinture du couple placé face au besoin de stimulation, elle questionne la puissance de l’imaginaire et son potentiel menaçant, l’énigme étourdissante du désir, le rapport à un autre insaisissable et les voiles que la civilisation, au sens large, pose sur la réalité.

    Le défi, pour le metteur en scène et les comédiens, est à la mesure de la subtilité et de la richesse du matériau. Ainsi, pour que l’on soit pris dans le jeu des manipulations, il faudrait que l’on croie, au moins au début, à une première réalité destinée ensuite à se fissurer allègrement. Or, jamais nous ne parvenons à croire à un Richard et à une Sarah installés dans leur quotidien, que l’on verrait devenir dans un second temps les acteurs et les jouets d’un tourbillon de fantasmes. Le jeu des acteurs, trop appuyé, sur-articulé, monocorde, néglige les nuances qui seraient pourtant nécessaires pour susciter le trouble, communiquer cette indécision entre les registres de l’authenticité et de la fiction, mettre en lumière la part de mystère de chacun. La pièce souffre en outre d’un important problème de rythme : si le silence est un élément fondamental du langage chez Pinter, il semble ici ne rien peser, et nous éloigne de la scène plus qu’il ne nous y accroche. Enfin, on ne perçoit nullement ce que l’usage de la vidéo, certes discret, apporte à l’ensemble. La pièce est donc guettée par la représentation anecdotique de deux personnages assez monolithiques, simplement parce que tout nous semble, du début à la fin, uniformément factice. Or, l’intelligence de Pinter réside précisément dans l’équilibre instable entre réel et irréel : « Une chose n’est pas nécessairement ou vraie ou fausse ; elle peut être à la fois vraie et fausse », écrivait-il en 1958.

    Emilie Garcia Guillen
    Emilie Garcia Guillen
    Journaliste du Suricate Magazine

    Derniers Articles