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    Chef d’œuvre, une copie d’une œuvre unique peut-elle être originale ?

    Titre : Chef d’œuvre 
    Auteur.ice.s : Juan Tallón
    Edition : Folio
    Date de parution : 20 février 2025
    Genre du livre : Roman

    Juan Tallón retrace l’enquête, dans Chef d’œuvre, d’une disparition plus « drôle » qu’inquiétante : au début des années 2000, au Musée Reina Sofía de Madrid, une sculpture manque à l’appel. Et pas n’importe quelle sculpture, de n’importe quel sculpteur : il s’agit d’Equal-Parallel/Guernica-Bengasi, désigné par l’Américain Richard Serra (1938 – 2024) mesurant plusieurs mètres de long et pesant 38 tonnes. Chef d’œuvre est donc un roman parcourant les traces de vie, de mort et de renaissance d’un gros morceau d’art contemporain en acier.

    L’ouvrage commence difficilement : la disparition de l’œuvre est abordée dès les premières pages. Sauf que Tallón décide d’emprunter un parti-pris d’écriture surprenant. Son roman, découpé en quatre parties, sera divisé en d’innombrables narrateurs et narratrices, qui se racontent en « je ». Si on peut croire, durant tout un temps, que ces personnes sont interviewées par l’écrivain en personne, on se trompe quand l’écrivain lui-même a droit à sa propre apparition fictionnelle. Si le livre commence difficilement, c’est parce que ces dizaines d’intervention disent toutes la même chose : comment peut-on égarer un objet aussi imposant et massif sans attirer l’attention ? Comment est-ce possible que l’Espagne soit encore ce pays si désordonné et olé-olé où un événement pareil fait passer ses habitants pour des branquignoles ?

    Qu’une ou deux, voire trois personnes relèvent ce point, en-effet perturbant, est compréhensible. Mais dix, quinze personnes, l’effet de répétition devient lassant. Ces intervenants proviennent de tous les milieux : hommes et femmes politiques, responsables du musée, artistes, amis ou non de Richard Serra, Serra en personne, concierge, chauffeurs, taximan, etc. Les premières pages dégagent aussi, malgré les individualités différentes, un certain cynisme commun un peu désagréable. Comme si ces êtres humains, aux noms divers, ne possédaient qu’une seule manière d’être, et qu’il n’y avait plus que des gens désabusés en travaillant dans le milieu de l’art contemporain en Espagne. Certaines phrases traduites de l’espagnol, pour ce premier roman de Tallón édité en français, laissent aussi percevoir que ce livre est lui aussi une « copie », l’original devant être lu dans sa langue d’écriture.

    Si la première partie nous fait douter de la suite, cela vaut la peine de s’accrocher à cette redondance d’informations. Tallón, dans les 300 autres pages qui suivent, va en profiter, sans le laisser paraître, pour livrer des réflexions sur l’art, en particulier l’art contemporain, espagnol et occidental, des années 1980 aux années 2000, tout en étant prolixe et très complet sur le travail de l’artiste en question, Richard Serra.

    Avec cette centaine de témoignages, Chef d’œuvre permet de juger cette disparition sous des points de vue très différents, tout en jouant toujours sur le mystère : l’œuvre a-t-elle fini par réapparaître, oui ou non ? On résiste à se rendre sur Wikipédia pour connaître la réponse. La copie, recréée par l’artiste quelques années après, devra-t-elle être mise à la poubelle, une fois que l’original brillera à nouveau aux yeux du monde ? Que faire d’une œuvre qui existerait en deux fois et serait pourtant unique ? Que penser d’une œuvre, valant plusieurs millions sur le marché, composée d’acier et peut-être (sûrement ?) fondue pour récolter quelques milliers d’euros ? Si le mystère est intrigant, même si on se doute de l’issue finale, ce sont bien les questions autour de cette disparition, le comment et le pourquoi notamment, qui passionnent et attisent les débats.

    Juan Tallón mélange constamment les époques, en particulier le milieu des années 1980 (l’arrivée d’ Equal-Parallel/Guernica-Bengasi au Musée Reina Sofia), 2005-2006 (la découverte de la disparition de l’œuvre, laissée pour morte dans les entrepôts de Jesús Maccarón, des années après que sa société ait été déclarée en faillite) et les alentours des années 2010 (la création d’une copie de l’original disparu). Les temporalités se mêlent. Il faut souvent faire une pause pour se refaire une chronologie exacte et se demander où se trouve encore l’œuvre quand la personne prend la parole. Pourtant, cette manière d’envisager la narration se calle parfaitement avec le casse-tête de l’enquête ainsi qu’avec les réflexions sur l’art qui sont proposées. Tallón, vulgarisateur hors-pair, ne souhaite surtout pas donner une direction, des certitudes, il conserve avant tout le regard toujours changeant, soumis à des points de vue différents, du visiteur regardant la sculpture de Serra, tout en mouvement, en rythme.

    À la fin du roman, on se retrouve enchanté de ne pas avoir baissé les bras, et d’avoir continué « Chef d’œuvre » jusqu’à sa quatre centième page. C’est un livre érudit, une encyclopédie sur l’œuvre d’un auteur, qui si elle manque peut-être d’émotions ou de corps, rend très bien la complexité de cette situation unique, tout en abreuvant le lecteur et la lectrice de questions philosophiques sans en avoir l’air. Le personnage Tallón apparaît, de même que son éditrice, lors d’un passage bluffant redistribuant les cartes de l’autofiction, sans que cela n’ait rien d’autocentré. La grande force de l’écrivain est de ne pas avoir écrit une hagiographie sur Serra (qui est décrit à la fois comme un soupe au lait colérique et comme quelqu’un qui se mettait à la hauteur des ouvriers avec qui il travaillait) ou sur Equal-Parallel/Guernica-Bengasi, ni une louange béate de l’art contemporain. Son travail épatant dévoile toutefois un vrai appétit pour cet univers riche, plus complexe et moins prétentieux qu’il n’y paraît pour les néophytes qu’est le monde de la sculpture occidentale contemporaine.

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