Titre : Je me regarderai dans les yeux
Autrice : Rim Battal
Éditions : Bayard
Date de parution : 8 janvier 2025
Genre du livre : Roman initiatique
Après plusieurs recueils de poésie, Rim Battal publie, dans la collection Littérature Intérieure chez Bayard, un premier roman introspectif qui capte, sur un ton souvent mordant, l’ingérence du patriarcat dans l’intimité d’une adolescente au seuil de l’âge adulte. Une littérature d’initiation dans une veine réaliste, dont on prend aisément le train et dont on ressent à la lecture combien il a coûté à l’autrice.
Accoudées à la fenêtre de leur chambre, arborant des grimaces protéiformes pour amuser un garçon du voisinage, Rim et sa petite sœur fument une cigarette. On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans. Molestée rageusement par sa mère qui découvre l’incartade, l’aînée, craignant d’essuyer davantage de battures, finit par quitter, au cours d’une autre scène durant laquelle ont fusé les injures et brui les coups, son domicile, pour trouver ultimement refuge chez sa tante — refuge qui devînt bientôt l’antichambre de son Golgotha : le cabinet de la docteure Bensouda où, pour apaiser les soupçons de sa mère, l’adolescente dût se livrer à un examen gynécologique pour obtenir un certificat de virginité, condition sine qua non de son retour au domicile parental.
Organisé autour du foyer de violence que constitue cet examen pseudomédical du sexe de Rim Battal, le récit — qui s’apparente à une autofiction par le procédé consistant à nommer le personnage d’après l’autrice — s’attarde sur les épisodes précédant et suivant cet événement déchirant, relatant l’ensemble au passé : la narratrice s’interroge sur les causes de cet événement et sur ses répercussions sur sa vision du monde.
La honte, résultant de cette première intrusion, de surcroît forcée, dans son intimité, en vient à régir son rapport à la féminité. Cette honte, parce qu’elle est femme, on l’y assigne par l’expertise de sa valeur sociale, définie par l’état de préservation de son vagin. « Salope » ou « vierge », c’est entre ces deux pôles que l’identité sociale de la femme, qu’elle soit de Casablanca ou de Paris, est caractérisée, risquant ainsi de compromettre, si elle venait à se voir imposer la mauvaise étiquette — Rim Battal montre, en fait, qu’il n’y en a pas de bonne — en cédant sa virginité en dehors des liens du mariage, en multipliant les conquêtes par hédonisme ou en poursuivant une trajectoire sexuelle non normative, son insertion sociale. Mais c’est, tous azimuts, un certain contrôle qui s’exerce sur le corps féminin, et dont les proches — les familiers et les familiaux — peuvent se faire les agents.
Rim Battal a été trahie — une trahison d’autant plus déchirante que Judas a pris les traits de sa mère, de sa tante, de son petit ami, de son père, de la gynécologue et de la société entière qui l’a vue naître. Tous, à des titres différents, furent soit instigateurs, soit complices de ce dont elle a souffert, contribuant à l’exacerbation du sentiment d’injustice qui enserre la narratrice et travaille au corps le lecteur. L’autrice dépeint les effets de cette trahison sur la construction d’une fille, précipitée dans l’âge adulte par la violence maternelle, contrainte, si elle daigne porter l’héritage de ses aïeux, à reproduire envers les générations futures les abus de ses bourreaux. La jeune fille plaide donc pour la rupture, questionnant le tampon d’authenticité qui marque les traditions et les comportements misogynes, finissant, grâce aux mots et à la théorie, par déceler derrière lesdites traditions et lesdits comportements l’action occulte du patriarcat, ce sombre précurseur dont ils répètent la mise en scène ; ce thème dont ils sont les variations.
Si ce roman peut être dit d’initiation, ce n’est pas seulement parce qu’il nous rapporte des premières fois, à l’instar du premier rapport sexuel dont la narratrice nous conte les péripéties dans l’épilogue, mais aussi parce qu’il s’y opère une conversion du regard de la narratrice sur la scène violente de l’examen de son hymen, et sur les personnages qui l’ont occupée, la rendant capable de lever en son for intérieur l’expression d’une grande pitié. Le mal, avant d’être individuel, est structurel, c’est forte de cette conviction qu’elle pourra donner un autre éclairage aux violences de sa mère qui l’ont conduite sur la banquette de la gynécologue : « La violence de ma mère est le résultat d’une violence plus grande qu’elle ignore avec application […]. Ma mère est déformée par tout un monde maintenu dans l’injustice par un patriarcat imbu de lui-même […] ». Elle ne savait pas ce qu’elle faisait, cette mère, qui fut aussi victime des comportements induits par le patriarcat, et sa fille, qui désormais en sait au moins un peu, ne peut que la prendre en pitié.
Je me regarderai dans les yeux est un roman résolument féministe. Coloré de sarcasmes, il se traverse avec enthousiasme. Cependant, si sa composition naît d’un événement suffocant pour l’autrice, le lecteur n’est conduit lui-même à cette asphyxie que par fulgurances. La « vision lointaine » qui, selon Georges Bataille — cité en exergue du roman — devrait être celle de la littérature, n’est ici qu’entrevue. On devine la Volonté, sous les traits du patriarcat, qui marionnettise les êtres et déchaîne leur violence traversée d’innocence. Mais faute de la mettre en lumière pour lui préférer la description, parfois clinique, des occurrences où on en peut déceler la trace, la nature des représentations reste en retrait. Le voile de Maya, au lieu d’être dilacéré par la prose de l’autrice, n’est qu’écorché. Cela suffira peut-être.