Par un après-midi d’automne, David Oelhoffen, réalisateur, accompagné de Sorj Chalandon, romancier, sont venus nous rencontrer dans un bar de Bruxelles pour parler de l’adaptation du roman Le Quatrième mur (Grasset, 2013), qui sortira au cinéma le 15 janvier.
Rappelons brièvement l’histoire racontée dans Le Quatrième mur de Sorj Chalandon, que David Oelhoffen nous retransmet assez fidèlement dans son adaptation. En février 1982, Georges arrive à Beyrouth pour monter une pièce de théâtre, Antigone de Jean Anouilh, avec l’intention de construire deux heures de paix dans cette guerre sans fin, afin de se convaincre que le théâtre est plus fort que la guerre et pour démontrer que les différents camps qui s’affrontent peuvent mettre leurs croyances de côté le temps d’une représentation. Venu pour la paix, Georges finira par se faire prendre dans l’engrenage de la violence. Ce roman puissant bouleverse et questionne. C’est plus qu’un roman, c’est un coup de poing. C’est d’ailleurs la force de l’écriture de Sorj Chalandon qui a poussé David Oelhoffen à adapter le roman sur grand écran. Toutefois, que le spectateur se rassure : il ne faut pas avoir lu Le Quatrième mur de Sorj Chalandon pour apprécier le film de David Oelhoffen, de même qu’il ne fallait pas avoir lu Antigone d’Anouilh pour comprendre le roman. Chacune de ces histoires est autonome tout en étant reliée, et David Oelhoffen va chercher le spectateur où qu’il soit.
Pourquoi avoir choisi d’adapter ce livre ?
D.O. : J’ai lu Le Quatrième mur de manière désintéressée, pas immédiatement, car j’étais sur un autre tournage. Sorj Chalandon est un auteur que j’admire et ça a été un coup de poing. Je n’ai pas tout de suite pensé à l’adapter au cinéma, je me suis d’abord intéressé à d’autres textes de Sorj Chalandon (Mon traître, Retour à Killybegs), car c’était un sacré défi de représenter le Liban en guerre. Mais les droits de ces textes n’étaient pas libres. Puis j’ai été contacté pour ce film, car les droits étaient libres. Toutefois, cela ne s’est pas fait tout de suite, car le théâtre fait peur aux créanciers et le Liban n’était alors pas au centre de l’attention. Puis les choses se sont alignées assez récemment, le théâtre fait moins peur au cinéma aujourd’hui, et le Liban est aujourd’hui au centre de l’attention.
Pourquoi avoir accepté qu’on adapte votre roman au cinéma ?
S.C. : Pourquoi est-ce qu’un auteur de romans accepte que ses mots deviennent des images ? La réponse est dans la question. C’est une merveille de voir tout à coup les personnages enfouis dans ta tête prendre forme, être incarnés par des acteurs que tu apprécies. J’ai envie qu’un maximum de monde découvre mes mots, que ce soit en film, en BD ou au théâtre. En tant qu’auteur, on peut être déçu, jamais trahi. Personne ne va acheter les droits d’un livre pour le plaisir d’en trahir l’auteur. J’accepte donc que mes textes soient adaptés. En revanche, je n’interviens jamais. Je suis là s’il y a un problème, mais je n’interfère jamais. Je suis auteur, pas scénariste ni metteur en scène. Je veux découvrir l’adaptation de mon travail en même temps que les autres spectateurs.
D.O. : J’avais par exemple imaginé que l’histoire soit transposée en Syrie, pour traiter l’histoire de manière plus moderne, pour ne pas s’encombrer de l’ambiance des années 80. Nous en avions discuté ensemble et cette discussion intime m’a fait comprendre plein de choses. En cela, Sorj Chalandon a participé, avec une distance bienveillante, à la réalisation du film.
S.C. : C’était impossible qu’il n’y ait pas Sabra et Chatila, qu’il n’y ait pas cette jeune femme que j’ai retrouvée morte en tant que reporter, que j’appelle Imane et que je fais se relever dans mon livre. Et sans elle, il n’y aurait pas eu Antigone. En Syrie, cela n’aurait plus été mon histoire. Je n’ai pas vécu en Syrie ce que j’ai vécu au Liban. La Syrie, cela aurait été un autre film. S’il avait insisté, j’aurais accepté, mais on se serait mis d’accord pour dire que c’était librement inspiré.
D.O. : Comment est-ce qu’on accède à un récit universel ? Finalement, ce n’est pas en transposant l’histoire ailleurs qu’on accède à l’universel. On accède à l’universel en s’appuyant sur le vécu, le ressenti, en s’accrochant à l’histoire, au lieu dans lequel l’histoire se déroule.
S.C. : Là, dès les premières images du film, j’y suis. C’est le Liban. N’importe quelle ville en Syrie, cela n’aurait pas été pareille.
Comment avez-vous transposé l’écriture de Sorj Chalandon sur grand écran ?
D.O. : C’est très encombrant d’avoir un texte littéraire aussi réussi, et qui a été très aimé. Et s’il a été aussi admiré, ce n’est pas pour rien. Il y a en effet une force dans le texte, et j’ai eu la folle prétention de dire que je pouvais la capter cette force et adapter ce roman en film. On aurait pu faire deux films de ce livre, une première partie en France et une deuxième partie au Liban.
Que pensez-vous de la lecture que fait David Oelhoffen de votre roman dans son adaptation ? Dans le film, on constate que presque toute la partie parisienne de l’histoire est occultée. Qu’en pensez-vous ?
S.C. : Dans le film, le choix est fait de mettre l’accent sur le Liban, et c’est un choix qui me soulage. Dans Le Quatrième mur, il y a une centaine de pages qui se déroulent en France, qui parlent de Georges et de l’extrême-gauche radicale, et c’est une erreur que j’ai faite. Si j’avais pu, si j’avais eu le courage, je n’aurais parlé que de Georges à Beyrouth dans Le Quatrième mur, mais je devais donner une autre épaisseur à Georges. Du fait que j’avais écrit une partie de l’histoire de Georges en France dans Le Quatrième mur, cela m’a longtemps empêché d’écrire un livre à ce propos. Maintenant, je suis en train d’écrire le livre de Georges dans ces années-là. Je suis libre de tout recommencer, et je m’arrête juste avant le Liban, qui est déjà écrit, en septembre 73, lors de mon premier jour à Libération. Donc, de voir qu’on est tout de suite à Beyrouth dans le film, cela me convient très bien. Et oui, j’ai retrouvé mon écriture dans le film. Par exemple, j’ai écrit des centaines de mots pour parler de Georges dans la voiture, et quand je vois la scène d’ouverture, je retrouve mon écriture dans le regard de Lafitte, dans son silence. J’aurais écrit ce passage de mon livre tel que je l’ai écrit en regardant ces images-là. Pareil pour Sabra et Chatila, vous y êtes. Sauf qu’ici, vous ne pouvez pas refermer le livre, vous ne pouvez pas vous échapper.
Quelles étaient les conditions de tournage au Liban ?
D.O. : Tout a été tourné au Liban, si ce n’est deux séquences. D’une part, les scènes parisiennes, très brèves, ont été tournées au Luxembourg. D’autre part, la scène de l’échange entre Georges et le cheikh a été tournée ailleurs, pour des raisons de planning. Il faut savoir que je n’ai pas choisi de tourner Le Quatrième mur pour l’amour du Liban, car je ne connaissais pas le Liban avant ce livre. Ce qui m’avait interpellé dans ce livre, c’était le personnage de Georges. Et surtout la question que pose le roman : “Quelle est la puissance du théâtre et de l’art en général ? Quelle est sa puissance de transformation du réel ?”. Cette question, en tant que réalisateur, en tant qu’artiste, elle ne peut que m’intéresser. C’est davantage cela qui m’a interpellé, avant l’amour du Liban. J’y suis allé assez tôt, avant d’écrire le scénario, pour essayer de comprendre, et je suis vite tombé amoureux du Liban. C’était avant l’explosion du port, évènement qui a brisé le peu de confiance qu’il y avait entre les Libanais et leurs dirigeants. J’y suis retourné après, et j’ai vu le pays se désagréger au fur et à mesure. Voyage après voyage, j’ai compris des choses sur ce pays. J’y suis retourné avec mes enfants. Le coup de foudre pour le Liban, ce n’est pas la cause, c’est la conséquence. Les conditions de tournage au Liban étaient difficiles : il n’y avait plus de système bancaire, plus de distribution d’eau, plus d’électricité. Il y avait des groupes électrogènes pour chaque immeuble, car chacun doit fournir sa propre électricité, comme pendant la guerre. Tous les impacts de balles dans les murs qu’on voit dans le film ne sont pas des effets spéciaux, ils sont déjà – encore – là. Un tournage, c’est toujours compliqué. Dans un pays où l’État est complètement absent, c’est encore plus complexe. Par exemple, dans les camps palestiniens, ce n’est pas la police libanaise (chrétienne) qui fait autorité, c’est l’OLP. Ce tournage, c’était une mise en abîme de Georges qui essaie de monter sa pièce. Ce n’était pas les mêmes difficultés, pas le même niveau de danger (je ne me suis pas fait tirer dessus) mais c’était beaucoup d’inattendu, de tension. Heureusement, nous avons travaillé essentiellement avec des Libanais, avec une productrice et une équipe, qui connaissaient le terrain.
S.C. : Notamment, maquiller un char libanais en char syrien, c’était risqué. Vous avez eu de la chance que cela n’ait pas eu de conséquence. Je n’ai pas été au Liban pour le film, mais j’ai pu aller sur le tournage au Luxembourg. J’ai vu la tombe de Samuel Akounis, personnage que j’ai inventé, j’ai compris que mon personnage avait existé, et j’ai pleuré devant cette fausse tombe.
C’est quoi maintenant le Liban ?
S.C. : Je ne suis pas, plus journaliste. Que dire, si ce n’est que c’est d’une infinie tristesse ? Ni David ni moi ne pensions être rattrapés par les événements. C’est le sentiment terrible que ni le film ni le livre n’est terminé, que l’histoire continue de s’écrire chaque jour et qu’on n’en sortira pas, mais Georges aura essayé.
Comme le film met en scène un livre qui met en scène une pièce, comment s’est effectué le choix des acteurs ?
D.O. : On a reproduit le même principe que Georges pour sa pièce de théâtre, c’est-à-dire constituer une troupe issue de toutes les communautés, mais on a été plus loin en demandant aux comédiens de ne pas forcément jouer sa propre confession. Par exemple, l’acteur Simon Abkarian a grandi à Beyrouth dans la communauté arménienne, et joue Marwan, qui est druze. L’actrice Manal Issa, qui joue la palestinienne Imane dans le film, est chiite. Tout a été redistribué, on leur a fait jouer l’ennemi. Et non seulement l’ennemi, mais aussi sa douleur. On leur a fait ressentir ce que leur ennemi a ressenti, et parfois sous les coups de leur propre communauté.
S.C. : Je n’aurais pas osé faire cela dans le livre. Il a osé, il a été plus loin que Georges, et c’est immense. C’est un autre quatrième mur qui est franchi.
D.O. : C’est même dit dans le film, lorsque Georges, lors d’une répétition, renonce à ce que les comédiens portent leurs signes religieux, en disant qu’ils seront juste des acteurs, et Imane, qui joue Antigone, confirme : “Des acteurs, et c’est déjà pas mal.” Les acteurs libanais, en 2022, sont juste des acteurs, et jouer un chiite, un druze, ça leur allait. Ils se connaissent parfaitement, c’est le même peuple.
S.C. : Ça n’en est pas moins extraordinaire. Si tu transposes ça en Irlande du Nord, je ne suis pas sûr qu’un protestant accepterait de jouer un catholique, et inversement.
Quelle question voudriez-vous qu’on vous pose ? Qu’est-ce que vous voudriez ajouter ?
D.O. : Deux choses. D’abord, informer le spectateur qu’il ne faut pas avoir lu Antigone d’Anouilh, et qu’il ne faut pas avoir une connaissance géopolitique pour voir le film et le comprendre. De même, il ne faut pas avoir lu Le Quatrième mur pour appréhender le film. Le cinéma, ce n’est pas un art réservé aux initiés, c’est un art populaire, dont la porte est ouverte à tous. Ensuite, j’aimerais avertir le spectateur quant à la violence de certaines scènes. Personnellement, cela ne me dérange pas de filmer la violence, du moment que ce n’est pas un spectacle confortable. J’aimerais que ces scènes éprouvantes permettent au spectateur de questionner la guerre, de comprendre que c’est une corruption et qu’il faut toujours l’éviter, car elle s’infiltre partout, même au théâtre, et elle abîme.
S.C. : J’adorerais qu’on me demande si je me sens trahi, et je répondrais : “En regardant ce film, j’entends mes mots. Point.”
Votre passage préféré du livre ?
S.C. : Il n’a pas lu le livre, il est extrêmement embarrassé (rires).
D.O. : J’aime bien quand il va à Killybegs et… Plus sérieusement, la fin. Je me suis souvent accroché à ça pour réaliser le film. La dernière page, l’émotion ressentie avec le dernier mot. C’est ça, le coup de poing, j’ai été secoué. J’ai essayé, tout au long de la réalisation du film, de garder en tête cette émotion et de ne pas en dévier.
Votre moment préféré du film ?
S.C. : Le moment juste avant que Georges ne meure. Ce qui s’est passé, car j’ai vécu ces moments-là, c’est que le char a tiré sur la voiture, le chauffeur est mort, on s’est alors réfugiés dans le bâtiment en ruine. Comme dans le film, il y avait des Palestiniens dans ce bâtiment, et l’un d’eux s’est approché de moi et a dit : “Toi, tu as croisé la mort, mais tu n’as pas tué.” Il a vu en moi de la pureté. C’est ce moment-là qui est le point de départ du livre. Ce qui s’est réellement passé ensuite, c’est que je me suis enfui avec deux Palestiniens, mais j’ai vraiment cru que je mourrais. Dans le film, cela change, car Georges pense : “Je n’ai pas osé lui dire qu’il se trompait.” De cette phrase-là naissent le livre et le film.