De la Compagnie Hamadi, avec Soufian Hamadi
Du 4 au 13 décembre 2014 à 19h30 au Théâtre Marni
Debout au centre d’un cercle recouvert de terre battue, Soufian El-Boubsi apparaît, dès les premiers mots de son monologue d’une heure quinze, comme un homme en colère. Sur ses origines et son identité précises, nous ne saurons que l’essentiel : né sur les plateaux arides où rien ne pousse, né de la misère, il a traversé la Méditerranée pour chercher son dû, sa part de bonheur et de confort. Cette évocation amère, quasi désespérée, d’un voyage qui brise avec fracas les rêves, Mohamed El-Boubsi dit Hamadi, auteur du texte et père de Soufian, nous la livre sur le mode du conte, dont il est une figure en Belgique.
Ainsi, le récit du personnage, qui déroule son enfance et sa jeunesse emplies de violence, jusqu’à l’abandon des siens pour atteindre les rives européennes, avant d’être une interrogation politique ou sociologique sur le sort des immigrés clandestins, est d’abord un cri de colère qui prend vie dans la langue, une belle langue très littéraire, puissante et visuelle. Les rêves, les images de l’enfance, les épreuves initiatiques, échappant à l’anecdote, construisent une mythologie personnelle symbolique qui dessine, au-delà de l’expérience du départ, une vision de l’existence humaine. « Si au sortir de ce spectacle les gens ont l’impression d’avoir rencontré un humain sur scène, qui les renvoie à sa propre humanité, j’aurais fait ma part du travail », estimait Hamadi, interrogé par Musiq-3 sur son spectacle.
De fait, si la rage du personnage a des échos universels, c’est parce qu’elle est extrêmement individualisée : l’enragé pleure l’injustice d’être né pauvre, sanglote sur sa propre lâcheté, ses regrets, ses pertes. Cherchant à sauver sa peau, affamé d’une place qui l’attendrait quelque part, rêvant d’appartenir à autre chose qu’à la désolation, il ne parle que de son malheur et prend toute la place, encombré de lui-même comme chacun de nous. Et c’est bien en cela qu’il nous touche et touche à l’universel : parce que chaque histoire est énorme, parce que chaque homme porte en lui une langue impatiente d’être déliée, et que le texte nous met sous les yeux le décalage entre ce poids, cette présence, et l’invisibilité des clandestins, partis avec rien, contraints au silence ou au mensonge, mis à nu sur des terres inconnues.
Sur scène, c’est une lourde malle, manipulée en tous sens par Soufian El-Boubsi, qui incarne cette coexistence du presque rien et de la densité de l’histoire à raconter, prête à éclater : tantôt camion, tantôt tombe, parfois renversée, parfois traînée, elle accentue la dimension visuelle et sonore du texte en accompagnant son rythme, heurté ou déployé, toujours vif. Soufian El-Boubsi, avec ses yeux qui se plissent de douleur, son sourire étiré de peine et de malice, incarne avec subtilité cet homme ambigu, à la fois dévoré par les souvenirs du désespoir et assoiffé d’amour, dégoûté et avide de trouver du sens et de la saveur à un monde dont il aspirerait à faire partie, loin du vide de la terre originelle.
Si la pièce tire parfois exagérément sur la corde du pathos, tant l’histoire du personnage est sombre, si on regrette la rupture de rythme à la fin du voyage, qui donne l’impression d’une fin brutale, amenée un peu maladroitement, il n’en reste pas moins qu’on est saisi par la langue des Barbares. Ni doux, ni moraux, ni empreints de sagesse, ces mots disent simplement le malheur de l’homme qui ne trouve pas de lieu pour loger son besoin de douceur et de consolation, pour accueillir son envie de croire aux hommes. Dans un très beau passage, le personnage se rappelle ces propos de sa mère : « sois comme l’eau, mon fils ; l’eau trouve toujours une issue ». Sans issue, les larmes des Barbares se perdent dans une mer qui ne rend pas ses noyés. Mais leurs mots, les impossibles mots des Barbares – le terme désigne, étymologiquement, ceux qui ne parlent pas la langue des hommes civilisés – trouvent, quelque part en nous, leur place.