De et avec Andréa Bescond
Mise en scène d’Eric Metayer
Du 26 novembre au 30 novembre 2024
Au Théâtre de Poche
Andréa Bescond apparaît sur scène dans le noir, sous une douche de lumière, recroquevillée, avant d’étendre progressivement ses bras pour commencer à danser. Dans Les Chatouilles, elle décrira comment la danse aura permis à Odette, gamine, aujourd’hui la trentaine, de s’approprier son corps et de chercher à se protéger d’un ami de ses parents qui a abusé d’elle sexuellement durant son enfance.
Si la thématique paraît lourde et difficile à traiter, Andréa Bescond déjoue tous les pièges lacrymaux ou pathétiques pour offrir une pièce d’une belle complexité narrative et émotionnelle. La construction du récit fait des allers et retours permanents entre une consultation chez un.e psy avec Odette et sa mère, et tous les souvenirs qui ressurgissent puis éclairent son chemin de vie, avec tact, pudeur, brusquerie soudaine et rappel à l’ordre de l’horreur.
Ces retours dans le passé de la petite Odette sont parfois transformés par l’arrivée soudaine de « la Odette de 30 ans », qui raconte ce qu’elle vient faire là et pourquoi elle revisite son enfance : elle raconte l’histoire d’une enfant délaissée par ses parents, d’une mère perverse narcissique et manipulatrice qui n’a jamais cherché à écouter sa fille, malgré ses appels à l’aide. Les Chatouilles montre ensuite le parcours d’une combattante, celui d’une personne marqué par des violences sexuelles, la culpabilité qui la ronge, celle de n’avoir jamais osé dire non à cet homme. Odette parle ensuite de toutes les limites que le corps est capable ou croit capable de dépasser, une fois sorti de l’enfer de l’abus, pour tenter de dépasser le stade du stress et d’angoisse auquel il s’est habitué.
Si Les Chatouilles est une pièce si forte, c’est parce qu’Andréa Bescond a choisi de créer de la carthasis par le rire. Alors, elle y va gaiement, à fond. On peut ainsi voir et se moquer gentiment de cette mère sans aucune empathie, de cette professeure de danse qui gère un groupe de bambins à la barre de manière autoritaire et old school, de ce policier qui accueille le témoignage d’Odette entre une commande d’un sandwich au beurre et quelques commentaires personnels sur le viol. On rit jaune, un rictus se forme souvent sur notre visage alors qu’on aurait aimé n’avoir rien entendu, ne pas être là, se protéger. Entre plusieurs blagues, « l’ami » apparaît, l’aigle noir surgit, un froid glacial et une émotion immense également, tandis que la petite Odette, désemparée, tremble, ne peut rien faire.
Andréa Bescond est exceptionnelle dans Les Chatouilles. Elle joue tous les personnages avec une précision et une netteté incroyable, sans jamais bafouiller. Elle est tous ses personnages, passe de l’homme qui l’a violée à son père, d’Odette jeune à Odette trentenaire, en un claquement de doigts. Et cette pièce est d’une puissance tout aussi exceptionnelle, grâce à sa protagoniste et metteuse en scène, qui donne tout, sa fougue, son bagou, son corps de danseuse professionnelle. S’il est bien triste d’avoir dû autant souffrir pour créer une œuvre aussi forte, elle le dira elle-même, à refaire, cette vie-ci et ce spectacle-là, elle le referait.
Cette pièce a été créée en 2014. Andréa Bescond l’a jouée plus de 450 fois, comme elle l’expliquait lors du bord de scène, mercredi 27 novembre, au centre culturel d’Uccle, en partenariat avec le Théâtre de Poche, qui avait déjà accueilli la comédienne il y a quelques saisons. Les Chatouilles a gagné le Molière seule en scène en 2016 et a été adapté en film, avec à la clé le césar de la meilleure adaptation pour Bescond et son compagnon Eric Metayer. Odette, c’est elle, c’est sa vie, son histoire. 450 fois après sa création, 10 ans plus tard, #MeToo étant passé par là, elle revient sur scène, toujours aussi forte, encore plus forte, accueillant la standing ovation du public, explosant à a fin du spectacle, soulagé, tandis que la comédienne explore davantage certaines scènes que d’autres, improvise légèrement, jouant avec les attentes et le vocabulaire féministe, l’énergie du moment. Parfois, soudainement le silence se fait. Une salle entière se tait, pour l’écouter, en apnée. C’est la marque des très grandes, de pouvoir arrêter le temps, en toute humilité, dans un si grand théâtre.