Auteur : Barral
Edition : Dargaud
Genre : Roman graphique
L’intranquille Monsieur Pessoa s’apprête au repos. Son visage est exsangue et son corps s’éteint doucement dans les vestiges de l’alcool et de la cigarette. Pessoa est mourant et c’est à un jeune pigiste que revient la tâche de rédiger sa nécrologie.
Simao Cerdeira accepte, comme beaucoup, l’irrégularité des commandes que lui passe le Diario de Lisboa, tant que ça lui permet de continuer à écrire. Lui qui se rêve auteur se voit confier, non sans joie, la rédaction d’une chronique en l’honneur de Pessoa. Mais l’excitation se fait vite dominer par un autre sentiment ; l’embarras. Incapable d’aborder cette figure tutélaire de la littérature portugaise, le journaliste tout droit sorti de l’œuf préfère aux habituelles interviews, une méthode moins conventionnelle. En le filant à travers les ruelles pavées de Lisbonne, il pénètre l’intimité de cet homme solitaire qui tangue sur les vagues de la place du Rossio. Son travail de journaliste, normalement rigoureux, se transforme en une sorte de rêve dans lequel s’immiscent des réminiscences du passé de l’auteur. Dans un délire fiévreux, Pessoa se souvient d’une enfance chagrine, de la houle de l’océan sur lequel navigue le paquebot de sa jeunesse, pendant que Simao, de son côté, fantasme la vie d’un homme qu’il connaît à travers les écrits et les témoignages.
L’intranquille Monsieur Pessoa, le jeu de mot est si évident qu’on y aurait pas pensé. Mais Barral l’a pris au pied de la lettre. Ce n’est pas une simple référence à l’œuvre phare de l’auteur, c’est carrément la devise de la bande dessinée. L’intranquillité que montre Barral c’est, évidemment, celle d’un homme qui n’écrit pas en son nom. Ils s’appellent Alvaro de Campos, Alberto Caeiro, Ricardo Reis. Ils habitent tous dans l’esprit de Pessoa et pourtant, ils ont une identité à part entière. La démarche littéraire de l’écrivain est schizophrénique. Il titube parmi ses avatars. Des hétéronymes. Des prête-noms qui donnent leur vie à son œuvre. Mais l’intranquillité, c’est aussi celle du lecteur qui doit, sans indications, détacher les existences matérielles de celles fantasmées. Le réel et l’imaginaire se marient dans une explosion de teintes lumineuses. Le procédé est d’autant plus malin qu’en nous noyant dans un flot d’apparitions fantasmagoriques, le tout baigné dans les couleurs crépusculaires de Lisbonne, Barral peut se permettre de prendre quelques libertés sur le réel. Ou en tout cas, de laisser planer le doute.
Le procédé journalistique ajoute une valeur méta au récit. Simao est un personnage charnière. Il est un miroir à deux faces qui reflète à la fois le personnage de Pessoa et l’auteur de bande dessinée. C’est un embryon d’écrivain qui partage les rêves et la solitude de Pessoa. Mais il est aussi journaliste. Et en cela, Simao est un peu le double de Barral. Comme lui, il ne rencontre jamais son sujet. Il y a une certaine ironie dans ces non-rencontres du réel qui pourtant ont lieu dans l’espace littéraire où s’ouvrent les champs des possibles. Et en même temps, le recours à l’imaginaire ne serait-il pas le meilleur moyen de rendre hommage à l’intranquille Monsieur Pessoa ?