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    Rencontre avec les auteurs de Vertigeo

    Dans le cadre du festival de la bande dessinée qui s’est tenu dans le magnifique bâtiment de la gare maritime sur le site de Tour & Taxis à Bruxelles, nous avons eu l’opportunité de poser de nombreuses questions à Lloyd Chéry et Amaury Bündgen, le scénariste et le dessinateur de Vertigeo, paru aux éditions Casterman en mai dernier.

    Le scénario

    Vertigeo, c’est d’abord un scénario d’une grande intensité, scénario qui s’inspire d’une nouvelle d’Emmanuel Delporte que  Lloyd Chéry a découvert dans un recueil intitulé Au Bal des Actifs – Demain le Travail, publié par La Volte en 2017. Une hyperbole du monde du travail qui a fortement marqué Lloyd Chéry, surtout grâce à sa chute, mais également par la densité de son univers, et qu’il voulait adapter depuis lors.

    Adaptation rendue possible grâce à sa rencontre avec Amaury Bündgen qu’il a invité pour son podcast – c’est plus que de la SF– à l’occasion de la sortie de son album Ion Mud. Une adaptation qui a introduit quelques personnages et certaines séquences et surtout, a supprimé la voix-off qui ne cadrait pas avec le média utilisé, et ce, pour arriver à garder l’intensité du récit.

    De la forme du récit

    Pourquoi tant de dystopie dans le monde de la science-fiction pourrait-on se demander? A cette question, les auteurs nous répondent qu’il est malheureusement plus facile de se souvenir d’un récit plus négatif et que d’un point de vue narratif, la quantité d’enjeux dans une dystopie facilite également la narration. D’autre part, les auteurs avaient été fortement marqués par l’ouvrage de Le Grand pouvoir du Chninkel réalisé par Jean Van Hamme Grzegorz Rosiński et voulait dès lors garder ce ton assez dur, cette radicalité dans leur récit.

    De la temporalité du récit

    Où se place le récit sur la ligne du temps ? Très loin dans le futur ou dans un avenir relativement proche ? Quel impact cela a-t-il sur le récit ? Selon les auteurs, toute cette histoire pourrait se passer d’ici une vingtaine d’années, la technologie utilisée n’étant pas révolutionnaire et pourrait même s’apparenter au genre steampunk avec ses machines à vapeur et une grande utilisation de la force mécanique, de la force humaine.

    Quant à l’impact sur le récit et la narration, c’est toujours un plaisir selon les auteurs de créer un univers original avec sa cohérence et sa complexité, de proposer aux lecteurs une nouvelle expérience, de le plonger dans un nouveau monde.

    Les métaphores d’un récit ancré dans la réalité

    Vertigeo, c’est bien évidemment une métaphore du productivisme avec certaines références au taylorisme, au fait que les gens travaillent toute leur vie sans en voir le bout. En évoquant ces thèmes, en montrant que le ruissellement tant vanté par certains politiciens n’existent pas, le récit dénonce ouvertement le monde du travail actuel et fait écho à de nombreux mouvements sociaux passés et actuels. Un ouvrage qui fait également écho aux récits proposés depuis plusieurs décennies dans le magazine Métal hurlant.

    Les symboles

    La tour cristallise évidemment beaucoup de symboles, de la tour de Babel qui nous évoque Babylone mais également l’idée de chute, et, pour rester dans des comparaisons mythologiques, l’incarnation du mythe de Sysiphe, cette poussée sans fin vers le ciel.

    Enfin si l’on cherche un point de comparaison dans la bande dessinée, cette tour rappelle également, en toute modestie selon les auteurs, La Tour, l’album de Benoît Peeters et François Schuiten, deux auteurs qui ont eu une forte influence sur Lloyd Chéry et Amaury Bündgen, notamment au niveau graphique – que l’on pense au matériau utilisé ou au design du type bâtiment industriel, mais aussi aux costumes des personnages, qui font penser au tenue de cosmonaute du début du 20ème siècle comme ces énormes scaphandres, ou au tenue militaire de la première guerre mondiale.

    Fragilité

    A la lecture de l’ouvrage, on réalise la fragilité des systèmes dictatoriaux et à quel point, ceux-ci étant basé sur un mensonge originel, ils sont fragiles, prêts à s’écrouler si la vérité venait à éclater. A quel point aussi on réalise que le contrôle total est pratiquement impossible, ce qui fait in fine chuter le système entier. Ce qui suscite une réflexion des auteurs par rapport à la structure des grandes dystopies dans la littérature – que ce soit Nous, Le meilleur des mondes ou 1984 – qui sont toutes basées sur ce schéma de mensonge originel mais qui sont également toutes détruites par la force de l’amour. Des dystopies qui nous questionnent sur le sens de la vie, sur les grands enjeux de celles-ci et qui nous tiennent en haleine grâce à la densité de leur scénario.

    Une suite ?

    Les deux auteurs me confirment qu’ils seraient ravis de continuer à développer l’univers construit dans Vertigeo, afin d’explorer d’autres facettes du monde qu’ils ont créé. Un ouvrage qui ne serait pas la suite directe de celui-ci, mais qui serait également une aventure unique. Mais se pose alors le défi de faire encore mieux que le premier et là, on ressent l’envie des auteurs de surprendre, de se dépasser pour proposer quelque chose d’unique. Avec toujours cette grande culture cinéma que possède les deux auteurs, principalement des grands canons de la science-fiction comme Mad Max ou Star Wars mais également des films de John Carpenter.

    Continuité graphique

    Quels sont les éléments graphiques que l’on retrouve d’un album à l’autre dans l’œuvre d’ Amaury Bündgen ? Si l’on compare Ion Mud et Vertigeo, on réalise que dans les deux cas, c’est le décor qui est le personnage principal, qui s’impose face à tout le reste et rend l’humain insignifiant.

    L’économie de la BD

    Se concentrer sur un album pour en tirer le meilleur ou en réaliser trois ou quatre à la suite, tel est souvent le dilemme auquel sont confrontés les auteurs de bande dessinée.

    Lloyd Chéry nous rappelle que l’économie de la BD est assez ingrate, l’auteur recevant une somme d’argent basée sur le potentiel de vente de l’album, montant qui doit suffire à celui-ci pour vivre et produire l’ouvrage demandé. Ce qui entraîne évidemment une très forte pression sur les auteurs pour produire le plus vite possible, tout retard n’étant évidemment pas payé.

    Si certains, comme Amaury Bündgen, sortent un album tout les 18 mois ou deux ans, ce qui reste un rythme extrêmement élevé, d’autres peuvent se permettre un délai plus long, mais tout cela dépend évidemment des attentes du public et des éditeurs qui financent l’album.

    Mais si la pression existe du côté des éditeurs, elle se manifeste également des la part des libraires, qui regardent les historiques de vente avant de commander un nouvel album. Il faut dès lors garder une très haute qualité pour que votre album soit mis en avant par les libraires.

    Problème de qualité qui se pose également pour les scénaristes, qui pour certains sortent cinq à sept albums par an, posant encore une fois le problème de la qualité et du temps d’écriture pour réaliser une œuvre qui plaira aux lecteurs.

    Surproduction ?

    Si les deux auteurs s’accordent pour dire que le niveau actuel en BD, en tout cas au niveau de l’aspect graphique, ils pointent néanmoins le problème, si pas de la surproduction, en tout cas du manque de moyen accordé pour promouvoir les albums. Le nombre d’albums à paraître dans une année est tellement important que malheureusement, beaucoup sortent dans l’indifférence généralisée.

    D’autre part, au vu de l’arrivée depuis quelques années des mangas qui sont devenus un phénomène culturel à part entière et l’arrivée de BD spécialisées dans certains lectorats, la BD franco-belge classique ne peut que se réinventer pour continuer à intéresser un large public.

    Leurs idées pour se réinventer ?

    Recréer des studios comme à l’époque d’Hergé, avec des gens qui vont dessiner, d’autres faire le storyboard, l’écriture, à la manière de ce qui se fait dans les grands studios de manga au Japon où l’on retrouve un mangaka principal et plusieurs assistants autour de lui, ce qui leur permet de sortir 18 pages par semaine.

    Se renouveler ?

    Quand on analyse le paysage de la BD franco-belge ces dernières années, on remarque la renaissance de nombreuses séries sorties il y a 40 ou 50 ans comme Corto Maltese ou Thorgal, des séries de grande qualité mais qui posent aussi la question du renouvellement des héros. Où sont les nouveaux héros se demandent les deux auteurs ? Peut-on uniquement se baser sur de grandes figures historiques comme celles précitées, ou encore des Astérix & Obélix ou Blake & Mortimer ? Il y a selon eux une vraie réflexion à avoir pour créer des héros pour les jeunes et les jeunes adultes, ceux qui liront des BD dans 20 ans.

    Le format

    Pensent-ils que le format numérique tel qu’il a été développé en Corée du Sud avec les Webtoon peut-il fonctionner dans l’univers de la bande dessinée franco-belge – que l’on pense notamment à Webtoon Factory ?

    Si Lloyd Chéry ne nie pas l’énorme succès du phénomène en Corée, il reste néanmoins fortement attaché au papier et pense que si les jeunes pourraient se tourner vers ce média, la lecture sur smartphone pourrait de facto couper le monde de l’édition de nombreux lecteurs. D’autre part, il se pose également la question de la lecture sur ce type de média et aussi la manière dont les histoires sont découpées. Comment faire un album comme Vertigeo sur ce support, avec ces grandes planches qui prennent l’entièreté de la page ? Comment faire transparaître le côté vertigineux d’un dessin si toutes les cases ont la même taille ?

    Après avoir parlé durant une heure de Vertigeo mais également de l’avenir de la BD en général, nous remercions Lloyd Chéry et Amaury Bündgen pour le temps qu’ils nous ont consacré et espérons les revoir pour leur prochain album.

    Vincent Penninckx
    Vincent Penninckx
    Responsable BD

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