Titre : Les armoires vides
Autrice : Annie Ernaux
Éditions : Gallimard Audio
Date de parution : Mars 2024
Genre : Roman/ Livre audio
Denise Lesur est une fille dont les parents tiennent une épicerie et un café. Elle pense être la reine du monde. Les parents Lesur, ses parents, ce sont des gens biens, respectés par leurs clients, du genre à savoir mettre un stop à ceux qui boivent le verre de trop. Sauf que Denise est aussi une très bonne élève, sans que cela ne lui demande trop d’effort. Elle côtoie alors des gens qui parlent au lieu de crier, des gens qui lisent et écoutent de la musique classique. Elle a aussi un corps, comme tout le monde, mais ce corps, elle ne compte par le corseter, ce qui est attendu pour les filles de l’époque. Elle veut en jouir, profiter de toutes les possibilités qui lui sont offertes avec les garçons. Elle nous raconte son passé, et comment elle en est arrivée là, aujourd’hui, à devoir attendre de se faire avorter, en ce début des années 1970, elle qui est devenue une « vicieuse ».
Les armoires vides est un roman écrit par Annie Ernaux mais dont le personnage est Denise Lesur, et non Annie. Même si personne n’est dupe, en 2024, en lisant cet ouvrage qui ouvre son œuvre littéraire. L’écrivaine se raconte sous un faux nom, vie fictionnelle qu’elle développera sans les contours de « l’imaginaire » dans ses romans ultérieurs. C’est d’ailleurs surprenant, après avoir lu ou écouté quelques livres d’Ernaux, de se trouver face à ce premier, celui par lequel tout a commencé, qui semble parfois être une redite, une synthèse déjà là des événements qu’elle nous livrera différemment tout au long de sa vie.
La grande différence, comme beaucoup d’autres avant moi ont pu l’observer, est dans l’écriture. Si le talent d’Ernaux est déjà là, indéniable, la « sociologue féministe » se réclamant de Bourdieu n’est pas encore installée. Elle raconte son récit à la première personne, le « Je » est celui de Denise Lesur, jeune fille provenant d’un milieu populaire, parlant le français qui était celui de ses parents et des clients. C’est par ces phrasés, ces expressions que le récit est narré. Si on y gagne en explosion de vie, tant on s’y croirait, toujours éberlué de voir à quel point Ernaux arrive à restituer les détails (non pas de sa vie, ici, mais de cette vie populaire), on y perd en distance sociologique, en réflexion. Le côté brut de décoffrage surprend parfois par le vocabulaire utilisé (« vicieuse, salope, sperme, baiser », etc.), pas si usuel pour l’autrice. Si Denise se demande quand sa vision du monde changea drastiquement, quand elle comprit que ses parents n’étaient pas de « la bonne classe », qu’elle en avait honte, dans « Les armoires vides », la réflexion ne va pas plus loin, Denise en fait peu de cas.
Ernaux entreprend de raconter la vie de cette fille avec ses mots à elle (« les jambes écartées par le spéculum de la vioc’, c’est comme ça que je dois dire les choses »), elle qui découvre son corps et son « Quat’sous », toute curieuse de la vie qui s’en dégage, du plaisir aussi, et puis le corps des hommes, les regards, leur sexe. Rebecca Marder donne voix à cette fille et semble jaillir des années 1970, avoir vraiment vécu et parlé avec ces expressions, tant elle est juste et naturelle. De toute la collection des audio-livres d’Ernaux, c’est elle qui me paraît la plus adéquate, sans chercher à ramener la couverture sur elle ou plomber l’ambiance avec une voix consciente de ce qu’elle lit. Elle est Denise Lesur.
Les armoires vides est donc une belle manière d’approcher l’œuvre du prix Nobel de littérature 2022, d’entrer chez elle (et chez Denise) et d’y observer la vie qui change et se transforme. Le vocabulaire de Lesur et le style fictionnel d’Ernaux rendent néanmoins l’écoute attentive des 5 heures de l’audio-livre plus compliquée, l’écrivaine s’attardant sur certaines scènes (la vie dans le bistrot, avec les parents), alourdissant parfois le récit d’expressions voulant marquer le coup et la vie de l’époque.