More

    Animale, convergence des luttes

    Depuis quelques années, et notamment dans le sillon creusé par Julia Ducournau (Grave, Titane) et Coralie Fargeat (The Substance), on assiste à une résurgence du film de genre français. S’emparant d’un imaginaire collectif dont Hollywood et le cinéma américain furent les premiers artisans, l’enjeu pour cette nouvelle génération de cinéastes est de parvenir à faire entendre une voix propre et singulière. Les prémices d’Animale contiennent une promesse assez réjouissante : celle d’un western en terres camarguaises, imprégné du folklore local des courses de « raseteurs », dans lesquelles des hommes affrontent des taureaux dans l’arène.

    Ce que filme Emma Benestan, c’est avant tout un territoire, capturé dans un très beau cinémascope par Ruben Impens, chef opérateur de Ducournau. Le pays camarguais apparait comme une lande vaste et sauvage à l’horizon inaccessible, dans laquelle les humains font presque figure de fragiles intrus en regard de la majesté brute et puissante des taureaux, soulignée par d’élégants ralentis. Toute l’intrigue est concentrée dans les alentours d’une manade – un ranch de taureaux – où l’on se déplace à cheval, Stetson sur la tête, lasso à la ceinture. Toute la journée s’y affairent des saisonniers masculins, à l’exception d’une femme prénommée Nejma.

    Dans cet univers viril où chacun mesure sa valeur et son courage face au taureau dans l’arène, Nejma est sans cesse diminuée par ses homologues masculins : sous-couvert de bienveillance, l’attitude de la plupart des garçons à son égard fait résonner la petite musique du paternalisme et du sexisme. Benestan parvient sans difficulté à imposer un climat oppressant en dépeignant la mécanique d’émulation malsaine qui anime les hommes, et les entraine toujours plus près du danger – pour eux, mais surtout pour les autres. Lors d’une soirée arrosée, la bande défie la jeune femme d’aller affronter une bête dans un enclos ; le lendemain, elle se réveille blessée et n’a plus aucun souvenir.

    À partir de cet incident, le récit bascule dans le fantastique : le traumatisme de Nejma se manifeste par des mutations corporelles inquiétantes ; des hommes sont retrouvés morts, encornés. Une incursion dans le surnaturel pas toujours convaincante, qui, articulant blessures psychologiques et surgissement de l’horreur, reconduit un trope devenu si commun aujourd’hui (cf. la moitié du catalogue A24) qu’il réclame un talent d’écriture particulièrement solide. Ici, le mystère qui entoure l’accident de la protagoniste est trop facilement dissipé, ce qui donne au spectateur un temps d’avance malvenu sur un récit à combustion lente. Dans cette dimension fantastique, les références de la réalisatrice tendent à devenir un peu écrasantes – Near Dark, pour les nuits bleutées et la teneur mythologique – et font perdre au film un peu de sa singularité initiale.

    Pour autant, l’ambition qui travaille le film de tresser ensemble sexisme et spécisme ne manque pas d’audace et défriche des zones assez peu explorées au cinéma. Les mauvais traitements infligés aux taureaux – des scènes de marquages à chaud, insoutenables – trouvent un écho dans la souffrance de Nejma, ce qu’illustre cette belle idée de mise en scène par le son, faisant de leurs deux cris de douleur une seule et même voix. Cette tentative parfois maladroite d’épouser le point de vue de l’animal a néanmoins le mérite de poser une équivalence entre deux violences trop rarement pensées conjointement. Animale nous rappelle que pour les hommes, « la » femme (le singulier essentialisant est ici employé à dessein) est un animal comme les autres : un être inférieur et soumis dont ils peuvent disposer à leur convenance.

    Arthur Bouet
    Arthur Bouet
    Journaliste

    Derniers Articles