De Bernard-Marie Koltès
Mise en scène Jean-Michel Van den Eeyden
Avec Fabrice Adde et Marc Zinga
Du 20 septembre au 4 octobre au Rideau
Du 8 octobre au 11 octobre à l’Eden
Du 16 octobre au 19 octobre au Rockerill
Au Rideau, Jean-Michel Van den Eeyden porte à la scène le monument théâtral de Bernard-Marie Koltès. Qui relate le combat verbal d’un dealer avec son client.
Les gradins sont disposés de part et d’autre de l’espace de jeu. L’espace est sombre, il fait nuit et manifestement chaud. Des bribes de fête ou de musique résonnent dans le lointain.
Tandis que le public prend place, un homme de race noir, rivé à son smartphone, est affalé dans un fauteuil sans âge, sous un auvent de fortune auquel est suspendue une lampe qui diffuse une lumière bleue et un lampion chinois. Vêtu d’un bermuda de sport bleu, d’une veste d’aviateur et d’un bonnet, il porte au cou un collier de perles en bois.
À l’opposé du plateau, un homme de race blanche fait les cent pas sous un réverbère. Chemise blanche ouverte sur un maillot de corps, les manches retroussées, il porte un costume deux pièces dont il tient la veste à la main. Lunettes branchées, cheveux en pétard, son allure dépenaillée ne cache pas un certain style.
Une voix off détaille la définition du deal telle qu’écrite par l’auteur, Bernard-Marie Koltès, en introduction à son texte : « Un deal est une transaction commerciale portant sur des valeurs prohibées ou strictement contrôlées, et qui se conclut, dans des espaces neutres, indéfinis, et non prévus à cet usage, entre pourvoyeurs et quémandeurs, par entente tacite, signes conventionnels ou conversation à double sens (…), à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, indépendamment des heures d’ouverture réglementaires des lieux de commerce homologués, mais plutôt aux heures de fermeture de ceux-ci. »
Le décor est planté, le signal de départ donné. Les deux hommes s’approchent, se toisent. Le dealer veut prendre l’acheteur par le bras et lui mettre sa veste sur les épaules. Mais l’homme refuse, se dégage et jette le vêtement au sol. Un peu surpris, mais peu décontenancé, le vendeur fait une mise au point : « Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose-là, moi, je peux vous la fournir… »
Au moment où l’offre et la demande semblaient se rencontrer – loin du « T’en veux ? J’en ai ! » -, l’acte d’achat prend la tangente, s’avère moins évident qu’il n’y paraissait. Manifestement, le vendeur est peu enclin à faire ses petites affaires sans mettre son client potentiel à l’épreuve ou, à tout le moins, à contribution. Commence alors un échange non pas de substances illicites ou d’argent frauduleux, mais de mots, de phrases, …
Longtemps qualifiée de « théâtre littéraire », « Dans la solitude des champs de coton » est un très long dialogue, ou plutôt une juxtaposition de monologues, entre le vendeur et l’acheteur. Bernard-Marie Koltès y analyse les rapports commerciaux, le marché néo-libéral tel qu’il fonctionne. Mais l’objet du désir qui doit être vendu/acheté est complètement absent de la pièce. Personne ne propose rien, personne ne demande rien. Le rapport initialement commercial devient juste rapport humain.
Dans cet échange asymétrique, c’est le dealer qui a l’initiative. Le comédien Marc Zinga mène cette stratégie langagière face à Fabrice Adde qui ne se laisse pas démonter et lui assène du répondant, parfois plus physique, plus gestuel, en contrepoint d’une placidité apparente du dealer. Les deux tiennent leur personnage respectif sans faiblir, le client n’ayant de cesse de dénier la demande que lui prête le vendeur.
La mise en scène, toute en sobriété, de Jean-Michel Van den Eeyden libère toute la puissance du texte à l’écriture dense. Le metteur en scène et, par ailleurs, directeur de L’Ancre – Théâtre Royal, explique que lorsqu’il y a pris ses fonctions, l’endroit, situé à l’ombre du ring de Charleroi, s’est imposé comme une évidence pour monter une œuvre qui le hante de longue date.
Inspiré par Patrice Chéreau qui a joué et monté la pièce à plusieurs reprises, Jean-Michel Van den Eeyden a envisagé de miner le déterminisme social, qui veut que le dealer soit noir et le client blanc, en échangeant les partitions. Mais l’écriture de Koltès ne se prête pas à l’exercice (qu’a tenté en son temps Patrice Chéreau) puisque son but est « de montrer que derrière les apparences, il y a une convergence, que les choses ne sont pas aussi manichéennes qu’elles ne le paraissent ».
« Dans la solitude des champs de coton » constitue le prélude à l’affrontement, on parle ou on tue. Les échanges verbaux entre les deux protagonistes relèvent de la diplomatie, ils se parlent pour gagner du temps, retarder le conflit, pourtant inéluctable, auquel ils se préparent tous deux. Ce que confirme la dernière réplique, lorsque le client demande au dealer : « Alors, quelle arme ? ».