Titre : Le Déluge
Auteur : Stephen Markley
Éditions : Albin Michel
Date de parution : 21 août 2024
Genre : Roman
Il s’était fait connaître du public francophone avec Ohio, sorti en plein cœur de l’étouffante année 2020. Cet été, Stephen Markley a accouché d’un Déluge. Son nouveau livre pèse près d’un kilo avec ses mille pages et est entièrement dédié au réchauffement climatique. De quoi en refroidir plus d’un. Et pourtant… ce serait passer à côté d’un phénomène.
Sa longue épopée commence en 2013. Les voix de Keeper, Jacqueline et Matt, pour ne citer qu’eux, se confondent en un brouhaha de vies disparates. Ils sont, entre autres, drogué, experte en communication d’entreprise ou encore aspirant écrivain. L’exercice polymorphique nous séduit. Mais tout convaincants qu’ils sont, si ce n’est un expert en clathrates, les molécules de méthane tapies dans le fond des océans, et une activiste « éco-terroriste » adepte des diners autoroutiers, les personnages de Markley ne semblent pas très concernés par le réchauffement climatique. Ce qui cause, au départ, une légère sensation d’incompréhension se mue rapidement en horreur. Plus le livre avance, plus les années passent. Et plus les années passent, plus nous ne pouvons nier l’évidence. Le sort funeste de notre planète n’est pas une affaire d’initiés. Si vous n’êtes pas concernés par les grands feux qui dévorent les terres, c’est que vous l’êtes par la montée des eaux qui grignotent les côtes. Markley nous explique, non sans ironie, que tout le monde sera impacté. Même ceux qui en sont les premiers responsables.
Le livre est ambitieux. Mais Stephen Markley se donne les moyens de son ambition. Il lui faudra dix ans pour venir à bout de ce projet titanesque, impossible à mener sans une certaine expertise des sciences politiques et environnementales. Quitte à écrire un livre sur le sujet, autant qu’il soit réaliste ! Ou au moins, précis. Un temps de gestation nécessaire, donc, pour étudier un sujet qui est par définition fluctuant : de quoi se faire des cheveux blancs. Mais Markley relève le défi. D’ailleurs, il parvient assez bien à incorporer dans son récit les turpitudes politiques de ces dernières années. Les acteurs phares des dernières présidentielles américaines sont parfois présents. On retrouve un Trump aboyant, moins discret que son adversaire Biden. Mais Kamala Harris s’est probablement insérée trop tardivement dans la course à l’investiture que pour prendre la lumière. On sourira tout de même à l’évocation de Marco Rubio, l’un des « sempiternels perdants » de l’histoire. Sûr qu’il appréciera !
Mais l’écrivain essaye aussi de ne pas trop compter sur ces avatars du réel. Il s’invente de nouveaux conseillers, parlementaires et députés qui s’écharpent lors de réunions où chacun semble défendre ses propres intérêts. Il détricote la politique américaine pour en faire une matière à fiction, sans pour autant la dénaturer en la simplifiant. D’ailleurs, il évite certains raccourcis. Le Déluge n’est pas clivé ; en la matière, la droite se veut parfois plus progressiste que ses adversaires. D’ailleurs, des prédictions de Stephen Markley, ce qui nous marquera le plus, ce ne sont pas les dégâts causés par les dérapages de 2034 ou par l’ouragan Kate en 2039, mais l’insolubilité de ces problèmes. Si les experts les plus compétents n’arrivent pas à trouver une solution, ce n’est pas parce qu’ils sont malintentionnés. Ils sont juste impuissants, incapables de prédire l’avenir d’une manière à éviter le pire sans briser l’économie mondiale. Finalement, c’est parce que la cause ne parvient pas à créer un consensus qu’elle ne fédère pas.
Dans le projet de Markley, il y a le travail du fond. Et puis il y a celui de la forme. L’auteur s’intéresse à l’invasion d’informations qui nous broient au quotidien, à nous en faire perdre notre empathie. À force de voir se succéder les mauvaises nouvelles – mégafeux en Californie, inondations meurtrières en Asie ou encore glissement de terrains en Papouasie-Nouvelle-Guinée, tout ça rien qu’en 2024 – anesthésié, on en oublie presque que derrière ces catastrophes se cachent des victimes. Et pourtant ces chiffres ont des visages. Et Markley entend bien nous le rappeler, en prenant le temps de s’intéresser à ces personnes. Mais il le fait en intercalant, çà et là, des espaces où se superposent les informations et autres faits divers. Des espaces oppressants qui débordent et ne répondent à aucune logique typographique. Des espaces qui rappellent le passage obligé par la déshumanisation dans notre consommation de l’information. Le Déluge est un roman excessif. Désolant. Haletant. Et sûrement, l’un des plus essentiel de cette rentrée. S’il fallait n’en choisir qu’un, ce serait celui-ci !