À l’occasion du cinquantenaire de la sortie du film de Jacques Demy, Les Parapluies de Cherbourg en 1964, il semblait évident de remettre à l’honneur ce chef-d’œuvre du cinéma français. Véritable feu d’artifice de couleurs sur fond de Guerre d’Algérie, chanté de bout en bout, Les Parapluies de Cherbourg interroge avec tristesse, l’amour, la maternité solitaire, la séparation et la fragilité des sentiments. Lauréat du prix Louis Delluc en 1963, récompensé par une Palme d’or au Festival de Cannes en 1964, le film a connu un immense succès critique et populaire, une carrière internationale et des adaptations théâtrales, notamment à New York et Paris. Et aujourd’hui, à Cherbourg, résonne encore un petit air de Broadway au détour des ruelles…
Jacques Demy : un cinéaste inspiré
Jacques Demy est né à Pontchâteau le 5 juin 1931 et décède à Paris le 27 octobre 1990. Il fit très tôt la connaissance des joies du spectacle d’opérette dans la ville de Nantes où il grandi et marque une profonde admiration pour ce qui se cache derrière le rideau. Il fut formé aux Beaux-Arts de Nantes où il réalisa quelques courts-métrages, travaillera comme assistant de Paul Grimault et enfin, rencontrera Bernard Evein qui deviendra plus tard son décorateur. Il termine ensuite sa formation à Paris en étudiant le cinéma à l’école Vaugirard.
En 1961, l’émergence de la Nouvelle Vague ouvre la voie à Lola, premier long-métrage du réalisateur. Si Jacques Demy le tourne en noir et blanc et sans numéro musical chanté ou dansé, alors qu’il souhaitait en produire une comédie musicale, c’est par manque de moyens.
Cependant, il faut constater qu’il s’est largement rattrapé par la suite en créant un univers visuel et musical unique dans le paysage cinématographique français. Le hasard, l’amour, les mères solitaires, et les marins en partance sont déjà ses thèmes de prédilection mais on remarque aussi une récurrence de certaines situations : on notera le chassé-croisé amoureux, les pères absents ou incestueux, la rivalité entre mère et fille, etc. On parlera alors d’un style Demy attentif aux irrégularités du cœur, à la dualité des êtres et au temps qui passe inlassablement. Ses trois premiers films musicaux Les Parapluies de Cherbourg, Les Demoiselles de Rochefort et Peau d’Âne démontrent un style très personnel. Couleurs vibrantes, costumes raffinés et dialogues chantés, composent un univers enchanteur pourtant bâti autour de drames humains. Demy refusera toujours que la gravité des thèmes qu’il aborde affecte la légèreté qu’il élève en principe esthétique.
Les Parapluies de Cherbourg : un film « en-chanté »
Les Parapluies de Cherbourg est un film musical franco-allemand, le premier des deux long-métrages entièrement chantés de Jacques Demy, sorti en 1964. Demy en a écrit les textes et les dialogues mais c’est à Michel Legrand que l’on doit la bande musicale. En 1961, Legrand débute une collaboration des plus productives avec Jacques Demy puisqu’ils travailleront ensemble sur une dizaine de films. Il y crée un univers sonore teinté de jazz et de classique si particulier qu’on peut l’adorer comme le détester puisque tout y est poussé à l’extrême. Dès les premières phases d’écriture, le cinéaste travaille avec le compositeur pour produire une comédie musicale dite « traditionnelle », donc avec des numéros chantés entrecoupés de dialogues. Mais ils se heurtent au problème de savoir comment intégrer des moments de transition entre ces deux genres de récit. C’est ce blocage qui leur donne l’idée d’un film entièrement chanté, comme une longue phrase chantée de bout en bout, un film « en-chanté » comme le définira lui-même Demy. C’est ce qui donnera toute son originalité aux Parapluies de Cherbourg puisque contrairement aux comédies musicales classiques, le moindre dialogue est chanté : il n’y a pas de danses ni de « Happy end ». Ce principe rapproche Les Parapluies de Cherbourg de l’opéra mais avec une distinction à laquelle tient Demy : il faudra que tous les dialogues soient tout à fait intelligibles. C’est pour cette raison que les chanteurs ont été choisis dans l’univers du jazz plutôt que dans celui de l’opéra. La conséquence d’avoir un film chanté du début à la fin est également que le spectateur n’entend jamais la voix des acteurs qui sont entièrement doublés par des chanteurs.
Demy eut du mal à trouver des producteurs tentés de le suivre dans ce projet onéreux et atypique. C’est finalement Meg Bodard, une productrice indépendante, qui va leur offrir les moyens d’une telle ambition, soit un budget de 1,3 millions de francs français. Meg Bodard ne devra jamais regretter le choix qu’elle a fait : le film fut acclamé par la critique et le public, il totalise 1,3 millions d’entrées rien qu’en France et, à sa sortie en 1964, il remporte le prix Louis Delluc ainsi que la Palme d’or à Cannes avant d’être vendu à l’étranger et de constituer le plus grand succès de Jacques Demy.
Dès l’ouverture du film, le ton général est donné. Sur une voie pavée, filmée en plongée verticale, défilent sous la pluie des parapluies dont les couleurs vives tranchent avec l’ambiance morne. Une autre particularité qui a trait au film est que les décors intérieurs comme extérieurs, ne sont pas créés en studio mais trouvés dans la vie réelle, dans la ville de Cherbourg, et modifiés par un emploi de couleurs ambitieux et assumé. Essentiellement, l’adéquation entre les superbes papiers peints faits sur-mesure et à grands frais et les motifs utilisés pour les costumes créé par Jacqueline Moreau. Cette intensité s’articule justement avec les costumes jusqu’à dangereusement faire primer le fond sur la figure. Par exemple : quand la robe de nuit bleue de Geneviève ressemble au motif du papier peint de sa chambre. Tout au long du film, les teintes roses, vertes, bleues ou les papiers peints excentriques colorent une pellicule qui semble totalement déphasée avec la tristesse du récit. Aux limites du mauvais goût, ce choix esthétique radical porte à lui seul l’intention de Jacques Demy d’apporter un peu de joie et de légèreté dans un monde déprimant. Demy joue avec les artifices de la comédie musicale pour mieux servir un propos triste.
Geneviève tient avec sa mère un magasin de parapluies à Cherbourg. Elle a 17 ans et vit son premier amour avec Guy, un garagiste. Le jeune couple rêve de se marier mais la Guerre d’Algérie mobilise Guy. La veille du départ, Geneviève se donne à lui et tombe enceinte. Mais leur amour résistera-t-il à la séparation ? Cette réflexion sur l’absence, sur la distance et sur la profondeur des sentiments aboutit à un constat d’échec. Geneviève et Guy forment un couple qui aurait probablement fondé une famille sans cette séparation infligée par la guerre, n’existera jamais. Faut-il voir dans l’histoire de Guy et de Geneviève une généralité fatale ou, au contraire, une abdication précoce ? La situation de fille mère de Geneviève justifie-t-elle le dénouement ? Cette difficulté serait-elle la même de nos jours où, au contraire, la naissance d’un enfant pourrait-elle aider à consolider le couple ?
Jacques Demy offre son premier grand rôle à Catherine Deneuve et va définitivement lancer sa carrière, avant de la filmer encore dans Les Demoiselles de Rochefort, Peau d’Âne, L’Evènement le plus important depuis que l’homme a marché sur la lune, etc. Elle confiera plus tard qu’elle n’était pas sûre de vouloir faire du cinéma jusqu’à sa rencontre avec le cinéaste, qui en fera sa muse.
Ce film qui est apparemment très stylisé et intemporel dans ce qu’il montre de l’amour est précisément inscrit dans l’histoire de la France des années 50-60 et en particulier dans ce qui sera reconnu comme la « Guerre d’Algérie » que dans les années 1990. Les hostilités qui se déroulent dans cette ancienne colonie française commencent en 1954 et s’intensifient en 1957 avec la Bataille d’Alger, l’année où commence l’histoire des Parapluies de Cherbourg et qui ne finiront qu’avec l’indépendance de l’Algérie en 1962. Le film est d’ailleurs divisé en chapitres datés qui permettent de tracer une parallèle entre la vie à Cherbourg et les étapes de la Guerre d’Algérie, pourtant peu exploités. Demy place la Guerre d’Algérie au cœur de sa dramaturgie. Bien qu’elle ne soit évoquée qu’en toile de fond, son impact sur le cours de l’existence des individus est un des thèmes que Jacques Demy aborde. C’est effectivement elle qui cause « le départ », « l’absence » et « le retour ». C’est elle aussi qui sépare les deux amants et met entre eux une distance physique et temporelle qui sera fatale à leur amour. De cette manière, Les Parapluies de Cherbourg est un des premiers longs-métrages français à porter les stigmates de la Guerre d’Algérie à l’écran. Comme le film s’articule autour de la séparation de Guy et de Geneviève, il s’inscrit dans la tradition du mélodrame, qui se caractérise par une expressivité délibérément excessive qui va à l’encontre du vraisemblable, dont l’une des figures narratives principales est le retour. C’est pourquoi Demy tisse dans le récit une série d’échos, de rime de séquence à l’autre qui proviennent du scénario et du travail sur les couleurs des décors ou de la musique. Mais ces formes de redondances ne soulignent jamais un recommencement mais accentuent au contraire la séparation du couple.
Polémique autour de la Palme d’or
Le Festival de Cannes trouve au cours des années soixante sa véritable nature avec plus d’exigence et de personnalité. Surtout lorsqu’un exploitant américain déclare en 1959 que « Le Festival de Cannes est un label de qualité pour nous autres aux Etats-Unis. ». Cette annonce donnera ses lettres de noblesse à la manifestation cannoise. Depuis lors, la notion de qualité est intimement liée aux sélections du Festival de Cannes et les organisateurs s’appliquent à faire en sorte que leurs choix aillent dans ce sens. Pour cela, ils doivent réussir à l’imposer aux représentants étrangers tout en évitant les incidents diplomatiques. La France, s’étant dégagée des tensions Est-Ouest, peut alors mettre en œuvre sa stratégie : les Etats-Unis n’ont plus les moyens d’imposer leur loi et, du même coup, l’URSS ne peut plus se plaindre du concours. Effectivement, pour la première fois depuis sa création, le Festival laisse les représentants soviétiques repartir sans aucun prix (1964). Mais pour ne pas heurter les pays de l’Est, il censure également un film américain, ce qui aurait été inimaginable quelques années plus tôt.
Mais lors de l’édition de 1964, un incident tout à fait particulier va se produire : alors que les problèmes Est-Ouest semblent apaisés, les représentants de l’URSS menacent à nouveau le Festival. En effet, le soir de la remise des prix, le jury, présidé par Fritz Lang, remet la Palme d’or au réalisateur français Jacques Demy pour sa comédie musicale, Les Parapluies de Cherbourg. Cependant, quelques jours plus tard, dans les ambassades, une affaire teintée de scandale apparait. Un juré soviétique révèle le secret des délibérations : « On a procédé à un deuxième tour pour faire passer Les Parapluies de Cherbourg, bien que le film italien Séduite et abandonnée l’ait remporté dès le premier tour », déclare-t-il, faisant douter du choix démocratique de la sélection cannoise.
Evidemment, les responsables français réagirent séance tenante. Pour eux, les Soviétiques ont été vexés de repartir les mains vides, situation qui ne s’était pas produite depuis le début. Mais ce qu’ils ignorent, c’est que le film n’avait pas le droit de concourir à Cannes. En effet, lors d’une réunion préparatoire, le comité avait rejeté cette œuvre qui était déjà sortie à Paris et avait déjà été présentée dans d’autres festivals à l’étranger. Toutefois, le film a fini par être engagé dans le concours. Mais ce sont grâce à ces zones d’ombres que le Festival de Cannes entretient la polémique créant une atmosphère sentant le soufre et l’auréolant d’une certaine force d’attraction.
Si Les Parapluies de Cherbourg soulèvent des questions fondamentales sur l’amour et comment les déterminations sociales peuvent le mener à la destruction, il s’inscrit surtout dans un contexte historique de grands bouleversements sociétaux. Les années soixante montrent en effet que le cinéma est en pleine mutation. Les auteurs de la Nouvelle Vague prennent de plus en plus de libertés, contournent la censure et attaquent les institutions de front. Jacques Demy n’est pas en reste : il nous offre une représentation cruelle des réalités sentimentales, sociales et politiques en étant un des premiers à évoquer directement la Guerre d’Algérie comme toile de fond dans son récit. À cela, il faut ajouter des particularités inhérentes au « style Demy » que l’on retrouvera, dans ses autres réalisations : les thèmes abordés tels que les mères solitaires, les relations mère-fille, la force de l’amour, l’absence et le hasard mais surtout un univers très coloré et fondamentalement musical qui prend ses racines dans la comédie musicale américaine. Jacques Demy refusera toujours que la gravité des thèmes qu’il travaille, altère la légèreté dans laquelle il l’aborde. Il dira d’ailleurs qu’ « Un film léger parlant de choses graves vaut mieux qu’un film grave parlant de choses légères. » On ne peut mieux définir Les Parapluies de Cherbourg, toujours considéré comme un ovni cinématographique mais aussi une base sur laquelle s’érigent les fondations d’un nouveau cinéma français plus personnel et engagé.