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    Phèdre aux Tanneurs: Incompatibles explosions

    D’après le texte de Yannis Ritsos, de Marianne Pousseur et Enrico Bagnoli, avec Marianne Pousseur
    Du 18 au 22 novembre à 20h30 au Théâtre les Tanneurs

    Une heure. La dernière. Phèdre le sait et nous le savons. C’est ce que nous verrons. Rien de plus, rien de moins que la dernière heure d’une femme, plus d’un mythe. Marianne Pousseur et Enrico Bagnoli attaquent le deuxième volet de leur triptyque qui commença avec Ismène et se terminera avec Ajax. Basé sur le poème de Yannis Ritsos, Phèdre explore la culpabilité de son personnage et comment, à force d’en être rongée, elle explose.

    La mise en scène prend le parti de l’introspection autant que de l’oppression. Des traits de lumière qui se tendent comme des veines rouges, les plaques de métal qui créent un cadre morcelé, le micro qui se balance au bout de son câble, découpent l’espace scénique et l’habillent de sons qu’ils produisent de leur propre chef. Des gouttes d’eau tombent dans des cendres, les plaques s’animent quand on les frappe, le micro, allumé, balance des larsens, des cailloux dans des baffles sautent et retombent. Les bruits qui en résultent, de plus en plus amples viennent créer un sentiment d’angoisse physique chez le spectateur.

    Dans une pénombre inquiétante où la lumière la transperce, Phèdre, piégée par ces dispositifs, fonctionne comme un personnage multiple, instable. Lascive un instant, elle est retranchée le suivant. Elle tente de maintenir unis des morceaux d’elle-même devenus de plus en plus incompatibles. Car c’est bien ça la tragédie de Phèdre : elle ne peut plus être la femme de Thésée, la soupirante d’Hippolyte et rester en même temps l’honorable fille de Minos. A l’instar de cet écran métallique découpé qui trône sur la scène et reçoit la projection de son visage, soudainement divisé, Phèdre n’est plus « une ». Elle ne peut donc plus vivre, et c’est à sa dernière heure que nous assistons.

    Le texte de Ritsos, déplaçant Phèdre de sa tour d’ivoire antique, la rend contemporaine à son époque, la rendant ainsi plus humaine, plus accessible. Le texte en lui-même échappe à l’idée d’un pathos tragique qui émeuvrait le spectateur par le destin de Phèdre. Au contraire, le poème est introspectif, analytique et grave plus qu’émotionnel tout en restant terriblement poétique. Malheureusement, tant les bruits de la scène attirent l’oreille parfois plus que le texte lui-même. Il est donc difficile de le suivre in extenso. Mais ne devient-il pas de la sorte lui même éclaté et irréconciliable, comme Phèdre et la scène ?

    Porté par la voix et la présence imposantes de Marianne Pousseur, Phèdre prend des allures d’un oiseau aux plumes bleues pris dans une cage dont les parois rétrécissent et qui tente, toujours plus fort, de s’échapper. Alors que le battement de coeur des baffles devient plus pressant, Phèdre se transforme en un électron incontrôlable, chantant des onomatopées qui deviennent parfois des mots comme par accident pour perdre leur sens l’instant d’après. Si ce procédé peut rendre sceptique, il n’est qu’une manifestation supplémentaire de la folle culpabilité qui anime Phèdre, dont on ne comprend plus toutes les actions.

    L’interprétation de Pousseur, si elle est imposante, conserve néanmoins un masque, une posture dont elle ne peut se dépêtrer. Jamais Phèdre n’explose totalement, sans aucune retenue. Les gestes restent limités par cette cage scénique et la masque collé à la glu dont elle dit qu’il est porté par tous les humains. Si cette option de jeu sert un parti pris de mise en scène, il prive le spectateur d’un exutoire cathartique. C’est que, contrairement au texte de Racine, nous ne sommes plus dans la tragédie, mais Phèdre a gardé de sa superbe malgré qu’elle ne contrôle, par instants, plus son corps.

    Si Phèdre paraît étrange et parfois trop grave, il n’en ressort pas moins une grande intelligence de mise en scène, une puissance de jeu écrasante et une gestion impitoyable du son et de l’espace. Et de la tragédie qui disparaît, naît un texte nouveau, une Phèdre humaine et une pièce vibrante.

    Mathieu Pereira
    Mathieu Pereira
    Journaliste

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