Love is strange
d’Ira Sachs
Drame
Avec Alfred Molina, John Lithgow, Marisa Tomei, Cheyenne Jackson, Charlie Tahan
Sorti le 12 novembre 2014
Georges et Ben se marient, couronnant ainsi quarante ans de leur vie amoureuse. Ce bonheur qu’ils partagent avec leurs familles ne dure malheureusement pas longtemps : Georges est licencié et ils doivent vendre leur appartement où ils ont vécu ensemble pendant des années. Ils décident de vivre ailleurs en attendant de trouver le plus vite possible une maison moins luxueuse. Georges loge alors chez des amis policiers gays, alors que Ben se rend chez son neveu et sa famille. Commence alors la souffrance d’une séparation physique douloureuse mais aussi d’une tentative d’apprivoiser les nouveaux espaces.
Love is Strange s’ouvre sur le mariage de deux hommes, Ben (John Lightgow) et Georges (Alfred Molina), événement audacieux qui s’ancre politiquement dans notre réalité actuelle, vu que ne cessent d’émerger et de proliférer les débats contre le mariage homosexuel, autant en France qu’aux États-Unis. La situation extérieure au film en fait malgré lui un film politique et social par la simple existence de l’événement dans la trame scénaristique.
Le film est conçu en une courbe destructrice : il commence par l’optimum que pouvait atteindre ce couple après quarante ans de vie commune, pour se dégrader tout en dégradant ses personnages jusqu’au point de non-retour. Dans la première séquence, ils se marient. Dans la deuxième, ils ne peuvent plus vivre ensemble. C’est que le clergé et la censure sont rentrés en salle. Georges est renvoyé de son poste de professeur de musique dans l’école catholique où il travaillait pour la simple raison –non catholique- de s’être marié à l’homme de sa vie.
Plus loin, la censure est rentrée dans la salle au sens propre du terme : le film a été interdit aux États-Unis aux moins de dix-sept ans, malgré l’absence de tout contenu sexuel explicite, sous prétexte de vocabulaire vulgaire. Mettons-nous d’accord que ce constat ne peut pas s’appliquer à ce scénario, surtout quand on le compare à ses frères hollywoodiens qui utilisent sans vergogne la formule classique « sexe, drogues et vulgarité gratuite ». Se pose alors une question d’honnêteté.
Ira Sachs, connu pour avoir réalisé Keep the Lights On (2012) et Le Delta (1996), deux films aux protagonistes homosexuels, aborde une nouvelle option dans son dernier film. Si l’élément déclencheur du film se lie à l’homosexualité, le reste du film ne s’y attache pas. L’histoire d’amour entre Georges et Ben aurait pu exister entre un homme et une femme. L’homosexualité n’est plus un obstacle permanent mais elle devient une caractérisation du personnage, tout comme l’oreille musicale de Georges ou le don pour la peinture de Ben.
Ce dont traite Love is Strange se détache de tous les films antérieures du réalisateur : à travers un vieux couple d’hommes, le film étale les questions de l’amour, de la routine et du confort quotidien. Partager la vie d’un autre pendant quarante ans rend l’idée de la vie sans lui déchirante, et sa réalisation quasi-impossible. Comment donc procéder quand il s’agit d’un amour ? La césure subite ne se limite plus à l’angoisse qu’elle stimule mais s’étend à la peur ultime de l’abandon.
Si Georges se trouve gêné par les habitudes de ses hôtes, la famille de Ben qui le reçoit semble être mal à l’aise de sa présence. Les intérêts et les conceptions des paradigmes de la famille, du temps, ainsi que les autres différences intergénérationnelles divergent entre le couple et leurs hôtes respectifs. Georges et Ben ne seront heureux qu’ensemble et leurs hôtes qu’au retour à leurs coutumes.
Si Sachs utilise l’amour de Georges pour la musique afin de justifier son choix de submerger le film de mélodies de Chopin, jusqu’à en suffoquer le spectateur et risquer de tourner son film en mélodrame; on aurait bien aimé qu’il ait instrumentalisé la dimension chromatique présente dans la peinture, passion de Ben, pour faire de la couleur un être qui excède l’objet.
Un autre problème du film est la perte des personnages principaux qu’on oublie pour se focaliser sur des détails insignifiants concernant leurs hôtes. Si le but était de dresser un portrait familial ou de se limiter aux actions quotidiennes de la routine, Sachs ne l’assume pas. Le spectateur n’aurait-il pas voulu s’attacher davantage aux personnages qui, indépendamment de la cause qu’ils défendent et de la symbolique qu’ils représentent, ne vivent essentiellement pas ? Malgré le jeu subtil et honnête des acteurs, l’émotion manque au film. On vit les moments comme des vagues que d’autres vagues effacent.
Malgré tous ses défauts, Love is Strange reste surtout un film honnête qui flirte avec l’amour, perce les relations familiales et intergénérationnelles, met à mal la gratitude face au confort personnel de chacun, affronte la société et enfin prive un homme de son amour.