Nasha Moskva, conception, mise en scène : Marie Bos, Estelle Franco, Guillemette Laurent, Francesco Italiano, interprétation : Marie Bos, Estelle Franco et Francesco Italiano.
Todos Caerán, texte de Francesco Italiano, mise en scène et interprétation : Marie Bos, Estelle Franco, Guillemette Laurent, Renaud Cagna et Franscesco Italiano.
Au Théâtre Océan Nord du 19 juin au 23 juin 2024 (les vendredis, samedis et dimanches).
À l’occasion de son dixième anniversaire, la compagnie Le Colonel Astral reprend ses deux premiers spectacles, Nasha Moskva et Todos Caerán, deux œuvres qui partent d’une référence littéraire pour s’envoler dans une « imagination stratosphérique ». À voir séparément ou en enfilade (c’est un plus).
Le Colonel Astral est le nom que s’était choisi Fernando Oreste Nannetti, auteur d’un journal adressé aux astres qu’il a gravé, durant des années, sur les murs d’un hôpital psychiatrique. La découverte de ce « surgissement littéraire inattendu » dans ce lieu abandonné, à Volterra en Italie, fut le révélateur pour les fondateurs de la compagnie éponyme, Marie Bos, Estelle Franco, Francesco Italiano et Guillemette Laurent, d’une manière d’aborder la création. Plus que l’œuvre elle-même, ils s’attachent à représenter l’effet qu’elle produit sur l’inconscient de ceux qui y sont confrontés et les associations libres qu’elle génère.
Pour Le Colonel Astral, le jeu de l’acteur, complètement libéré des codes du théâtre, constitue l’essence de la représentation. L’écriture scénique s’inspire du mode de fonctionnement de l’inconscient en opposant des éléments différents, voire divergents, pour créer une irrégularité narrative où cohabitent fiction et réalité et s’emmêlent différents degrés de narration, tout en laissant place à l’improvisation. Le collectif s’attache également à décloisonner les responsabilités (acteur, metteur en scène, scénographe, …) dans la création pour permettre une maîtrise totale de la représentation à ceux qui occupent le plateau.
Notre Moscou
En fond de scène, un voile dissimule un bric-à-brac de chaises et de tables empilées tandis qu’un espace s’ouvre côté cour (à droite) donnant à voir un tapis roulé au sol et un miroir sur pied. Trois comédiens, deux femmes et un homme, tous trois en robe, attendent que les spectateurs aient pris place. « Cela fait un an que papa est mort, dit Olga à l’adresse, d’Irina, le 5 mai, le jour de ton anniversaire ». Tandis que Masha sert du champagne, Olga se retire pour verser quelques larmes, avant de revenir vider les fonds de verre.
Les trois sœurs orphelines se languissent de Moscou, la ville de leur enfance perdue, qu’elles ont quitté il y a onze ans dans le sillage de l’affectation de leur père commandant de brigade pour s’enterrer dans cette ville de province « arriérée et grossière ». En attendant la visite du lieutenant colonel Ignatievitch Verchinine qu’elles ont connu toutes petites, elles devisent sur l’ennui, l’espoir de l’amour, le temps qui passe ou le sens de la vie que l’homme ne peut trouver que dans le fait de travailler et de croire.
Sans transition, Masha (Marie Bos), Olga (Estelle Franco) et Irina (Francesco Italiano) sont transportées du XIXe au XXIe siècle pour devenir Édith, Sabine et Bernard, trois internés d’un hôpital psychiatrique, trois acteurs préparant la pièce de Tchekhov dans laquelle ils se reconnaissent complètement. Considérant cette œuvre comme une perfection, tant au niveau de la forme que du fond, ils ont conscience d’avoir placé la barre très haut mais ils ont soif d’apprendre et le défi semble à leur portée.
Les trois comparses switchent à nouveau pour réinvestir le visage et la voix des sœurs qui s’interrogent sur le fait d’être sujet de sa vie ou objet du destin avant que les comédiennes et comédien discutent de la primauté des critères artistiques sur le cahier des charges. Les allers-retours se poursuivent entre les époques, les lieux – avec une utilisation très créative des espaces avec du jeu hors plateau et des jeux d’ombres sur les voiles ‑ et les personnages (outre les trois sœurs, ils ne sont pas moins de onze à faire au moins une apparition).
Nasha Moskva (notre Moscou, en russe) surprend, amuse et fascine. Les revirements fréquents et le mouvement perpétuel de la datcha familiale à la scène, des personnages aux acteurs et vice-versa, créent l’impression réaliste d’être témoin d’un théâtre qui se crée. Chaque interprète explose dans son registre donnant vie à des personnages qui évoluent en parallèle ou en interaction non sans insuffler une bonne dose d’humour absurde qui tient peut-être à l’essence de l’œuvre de Tchekov.
Alfonso Quichano
Le plateau est nu, les voiles ont disparu, tout comme l’amas d’objets qu’ils soustrayaient à la vue. Il reste juste des miroirs appuyés contre le mur du fond et un homme (Renaud Cagna), assis sur une chaise d’enfant, qui feuillette un livre volumineux à côté d’une brouette sur laquelle repose un siège sur pied.
Édith, Sabine et Bernard arrivent portant une table et des chaises. Ils évoquent la pièce de Tchekov, installent les meubles et y déposent la même bouteille de champagne. L’homme se lève : « ne fuyez pas, n’ayez pas peur, je suis chevalier errant ». Il se présente comme Alfonso Quichano (le vrai nom de Don Quichotte dans le roman de Cervantès, avant qu’il ne s’autoproclame chevalier), la brouette est sa monture et sa Dulcinée s’appelle Andy, Andy Warhol.
Il cherche quelqu’un pour l’accompagner dans sa quête de l’être aimé. Lui, casserole sur la tête, mène la troupe armée d’accessoires de carton et de papier aluminium. Très vite, la vue de tournesols qui se balancent au vent (tels des moulins) suscite chez le chevalier une colère qui le pousse à partir au combat. S’ensuit une scène dantesque où, dans un déferlement de rafales de vent qui soulèvent des morceaux de papier sur fond de musique tonitruante, il se lance de façon délirante à l’assaut des ennemis imaginaires.
Le cheminement du Seigneur de la Mancha et ses acolytes est ponctué de digressions, de glissements, de ruptures dans la narration pour, par exemple, assister à un cours pertinent et drôle sur l’art contemporain (Andy Warhol, accoucheur d’étoiles et manipulateur), sur le beau et le moche, sur ce qu’il faut garder et ce que l’on peut détruire. On y apprend d’ailleurs que Todos Caerán (ils tomberont tous, en espagnol) est le titre d’une gravure du peintre espagnol Francisco de Goya publiée en 1799.
Ici aussi, les va-et-vient entre l’épopée et l’instant présent sont légion et s’y ajoutent de nombreuses références explicites à Nasha Moskva dont certains extraits sont repris sans gêne et sans heurt. Si l’on ne sait pas que cette tirade est présente dans les deux textes, ça passe crème. D’où l’intérêt, pour profiter pleinement de l’effet, de voir les représentation dans la foulée.
L’idée de la seconde pièce est née alors que le trio de Le Colonel Astral travaillait sur celle inspirée des trois sœurs autour de la thématique de la quête impossible d’une existence rêvée. Mais si la quête du sens est impérative dans Nasha Moskva, au point que la vacuité mène à la folie, la perte du sens et des certitudes sonne comme une libération jubilatoire dans Todos Caerán. Créant une réalité nouvelle, « Don Quichotte croit en sa propre folie ».