De Marion Siéfert et Mathieu Bareyre. Mise en scène de Marion Siéfert. Avec Émilie Cazenave, Lou Chrétien-Février, Jennifer Gold, Lila Houel, Louis Peres et Charles-Henri Wolff. Du 7 février au 10 février 2024 au Théâtre National.
Dès que nous quittons l’obscurité, nous plongeons dans les méandres d’un jeu vidéo en ligne projeté sur grand écran. Dans des décors de cité futuriste, nous suivons les pérégrinations de Badcandy66 alliée avec Spandogaza, ils tirent dans tous les sens, dévoilent des armes secrètes, découvrent des trésors et des points additionnels, et commentent en direct les exploits des uns et des autres. Ils s’apprêtent à braquer une banque et, d’un coup, l’écran est noir.
Une voix de jeune fille chouine et peste contre son père qui vient de retirer la prise de l’ordinateur. Le paternel, calme mais ferme, enjoint à sa fille de quitter l’écran pour rejoindre la vraie vie d’autant que tonton vient d’arriver de Paris. Dans le même temps, on découvre sur scène, dans la pénombre accentuée par un voile de tulle qui fait office de quatrième mur, un homme et une femme assis sur des chaises de jardin devant une table qui sent bon l’apéro.
Le père les rejoint et ça parle, avec l’accent du sud, de tout de rien, des enfants et de leur connexion permanente. Dans le couple quadragénaire avec trois filles adolescentes, il est agent de sécurité, elle est épuisée et investie dans son travail d’infirmière en réanimation. Mais quand la mère s’éclipse pour aller à la boulangerie, les hommes abordent le sujet du sexe, pas méchants, un rien machos, parfois crus. Le père finit par révéler qu’il a découvert un échange de messages, assez explicites, de sa cadette, Mara, avec un homme mais banalise l’événement au prétexte qu’elle ne sait pas de quoi elle parle.
Les grandes veulent sortir, Mara reprend la console et démarre un FaceTime avec Julien, alias Spandogaza. Mara, 13 ans, est dans sa chambre décorée d’un poster de Zelda, héroïne de jeux vidéo d’action-aventure, avec des peluches de Gizmo, le Mogwai du film Gremlins sur l’étagère du fond. Julien, 27 ans, s’affiche devant des gratte-ciels et explique qu’il a monté une start-up sur trois continents. Il flatte et encourage celle qui rêve de devenir actrice. « On doit avoir des rêves sinon ils ne se réalisent pas ».
Manipulateur, le garçon invite la jeune fille à exprimer son talent d’actrice dans un nouveau jeu vidéo, Daddy. Le cinéma et les acteurs sont sous perfusion, ce sont les avatars qui ont la cote aujourd’hui. Utilisant son vrai corps dans un monde virtuel, elle pourra jouer mille personnages et créer sa communauté de fans. Mais il faut que les fans aient envie d’acheter, elle doit donc se démener et trouver un Daddy qui accepte d’investir pour lui offrir les moyens (vêtements, coiffure, maquillage…) de séduire les internautes. Julien la convainc d’entrer dans le game, à charge pour lui de la sponsoriser, et de prendre la main sur son avatar, donc sur elle, corps et âme.
L’écran se lève et l’on plonge de plein pied dans le monde du jeu vidéo où le réel et le virtuel se confondent, mais avec les moyens du théâtre. Des scènes de film se succèdent, de My Heart Belongs To Daddy interprété par Marilyn Monroe, dans le film musical Le Milliardaire (Let’s Make Love) de George Cukor, à la cérémonie des vampires qui jettent leur dévolu sur une fragile victime. Paillettes, musique et chorégraphies sont de mise dans cet univers glamour en perte de repères. « Hollywood est mort, clame le créateur du jeu, Daddy est là pour les gens qui ont envie d’un monde parfait ».
Mais si Mara a des sursauts de lucidité quant à ses origines, notamment en termes de respect et d’admiration à l’égard de l’engagement de sa mère, et à la futilité de certains comportements de ses concurrentes et compagnes de captivité virtuelle, elle n’en cherche pas moins à poursuivre son rêve de devenir actrice. Le tribut est lourd à payer et, au milieu de monticules enneigés, dans des volutes colorées, sa quête prend des accents de descente aux enfers dans ce monde de prédateurs sexuels et financiers.
Marion Siéfert, autrice, avec Mathieu Bareyre, et metteuse en scène, explore le phénomène des sugar daddys, qui, via les réseaux, met en relation mercantile des jeunes femmes avec des hommes plus âgés. Elle aborde également, de manière frontale, la violence exercée par des adultes sur des enfants, le viol de mineurs et la pédophilie. Soit « l’exercice d’un pouvoir d’instrumentalisation et de destruction dans le cadre d’un rapport de force », pour reprendre les mots de la psychiatre Muriel Salmona.
Outre la scène de la vie réelle de Mara, l’action se situe totalement dans le jeu vidéo. La scène de théâtre est transformée en univers virtuel, les acteurs incarnent des avatars et l’espace de fiction prend une ampleur forte et puissante. Avec en filigrane, le débat habituel sur la fiction comme moyen de fuir le monde réel ou comme espace qui permet d’affronter autrement la réalité.
L’approche est surprenante mais le mélange des univers, a priori très éloignés l’un de l’autre, du théâtre et du jeu vidéo fonctionne très bien. Toutefois, les digressions et les échappées lyriques et/ou chorégraphiques sont légions et pas forcément justifiées, ni abouties. Certaines longueurs noient le propos, voire égarent le spectateur. Heureusement, Marion Siéfert a su tirer le meilleur de ses interprètes qui sont époustouflants de justesse et d’énergie. Porté par (la jeune) Lila Houel et Louis Peres dans les rôles principaux de Mara et Julien, Daddy donne également aux rôles secondaires – Émilie Cazenave, Jennifer Gold, Charles-Henri Wolff et Lou Chrétien-Février qui s’illustre, notamment, dans un jeu proche du stand-up et une adresse au public directe – l’occasion de réaliser une véritable performance.