Monster
de Hirokazu Kore-eda
Drame
Avec Sakura Andô, Eita Nagayama, Soya Kurokawa
Sortie le 10 janvier 2024
Monster, c’est l’histoire d’une mère protégeant son enfant du harcèlement qu’il subit de son professeur. Non, ce n’est pas cela. Monster, c’est l’histoire d’un professeur qui perd le contrôle de la situation en voulant aider un élève victime du harcèlement d’un autre. Non plus. Monster, c’est l’histoire d’un enfant qui se fait harceler par toute sa classe. Toujours pas. Pourquoi est-il si dur de raconter fidèlement et succinctement ce qu’il se passe dans Monster ? Parce que le dernier film de Kore-Eda ne répond pas à la question « qu’est-ce que l’histoire ? », mais « qu’est-ce qu’une histoire ? », et ça fait toute la différence.
Classiquement, un film, un livre ou une pièce de théâtre raconte l’histoire d’un protagoniste ayant un objectif et devant, afin d’y parvenir, franchir un certain nombre d’obstacles. Ce qu’on appelle ici « l’histoire » est en fait « le récit ». En choisissant un protagoniste, on choisit un point de vue, et donc, une manière de raconter l’histoire. Dans Monster, ce choix n’est pas fait, ou, du moins, il n’est pas strict. Lorsqu’une œuvre se compose de plusieurs protagonistes, de plusieurs points de vue, on peut soit parler de récit choral, soit de récit polyphonique. Dans le premier cas, chaque protagoniste a sa propre ligne narrative, les récits sont, certes interconnectés, mais, indépendants les uns des autres : 1 histoire = 1 protagoniste, comme dans Love Actually (Richard Curtis ; 2003). Dans le second, plus rare, les différents récits s’articulent autour de la même histoire donnant à celle-ci autant d’apparences : 1 histoire = X protagonistes, comme dans Mademoiselle (Park Chan-Wook ; 2016). C’est cette dernière forme qui a été utilisée par Yuji Sakamoto, le scénariste du film.
On le comprend vite, dans Monster, il est question de harcèlement. Mais qui harcèle qui ? Où est la vérité ? Au fur et à mesure que le film avance que les points de vue se confrontent et se contredisent, on construit l’histoire comme on fait un puzzle. Mais l’utilisation que fait Sakamoto du récit polyphonique ne sert pas qu’à répondre au besoin de savoir ce qu’il s’est véritablement passé ou uniquement à expliquer les faits et gestes de tous les personnages. Elle se veut une véritable réflexion sur la compréhension qu’on se fait d’une histoire, elle met en exergue le fait qu’un récit n’est que parcellaire et que ce n’est que grâce à leur croisement qu’on peut véritablement se faire une idée de ladite histoire. Toute histoire a plusieurs versions et on a, tous, le mauvais rôle dans l’une d’elles, qu’on l’aie eu consciemment ou non.
La force de Monster, c’est dépeindre cette réalité au sein d’une autre, celle des carcans sociaux contraignant l’existence. L’être humain a toujours été assez réticent à accepter la différence, peu importe sa forme, peut-être la faute à son cerveau n’ayant pas évolué aussi vite que le monde autour de lui. Ainsi, le sentiment de faire société, de faire groupe, se cristallise dans celui d’appartenance, découlant lui-même du partage de traits communs, devenus normes. Diverger de cette norme, c’est diverger du groupe dans son ensemble et, par conséquent, en être ostracisé, devenir un monstre. Au centre du film, donc, le harcèlement, mais aussi, la manière dont la société japonaise y réagit. Avec Monster, Sakamoto et Kore-Eda nous décrivent un Japon sclérosé par l’idée de ne pas faire de vague, de rentrer dans le moule. Une recherche de la conformité si prégnante qu’elle induit une certaine lâcheté généralisée, faire l’autruche jusqu’à ce que les choses se tassent et que tout revienne à la normale.
Monster ne se limite pas à raconter comment une institution peut se rendre sourde au harcèlement, mais comment l’ensemble de la société japonaise se montre aveugle à la différence et que, dans cet océan de non-dits, tout un chacun est, suivant le récit qu’on fait de l’histoire, coupable et victime, un personnage aussi ambivalent que l’est la figure du monstre.