Le Ravissement
d’Iris Kaltenbäck
Drame
Avec Hafsia Herzi, Alexis Manenti, Nina Meurisse
Sortie en salles le 31 janvier 2024
Il est toujours risqué de prendre comme protagoniste, un personnage pour lequel le spectateur ne développe que peu, voire pas d’empathie. Bien sûr, l’empathie est un mécanisme très complexe et fondamentalement personnel et l’audiovisuel a toujours questionné cette relation spectateur-personnage. Ainsi, il est assez désuet de penser que, pour recevoir de l’empathie, un personnage doit être moral, dans le camp du bien et se battre activement pour des valeurs positives. Pour soutenir cette thèse, on peut citer la série House of Cards ou encore le fait qu’Harry Potter ne soit jamais évoqué comme personnage favori des Potterhead qui lui préfèrent Severus Rogue, Albus Dumbledore ou Draco Malfoy. Deux choses semblent alors guider l’empathie : l’identification a un personnage qui n’est pas monolithique, plus proche d’une personne réelle et la compréhension de ces objectifs. Voilà pourquoi, la plupart du temps, l’empathie se concentre sur le protagoniste, car son comportement est humain et ses objectifs sont explicités et compréhensibles, à l’inverse, dans la majorité des cas, de ceux de l’antagoniste. Voilà comment Severus Rogue devient un des personnages les plus aimés au cours de la saga Harry Potter, voilà pourquoi il est si difficile de choisir un camp dans The Wire. Ainsi, ce qui est risqué, ce n’est pas de prendre un personnage négatif ou coupable comme protagoniste mais qu’il ait comportement qui ne soit ni expliqué, ni cohérent, et donc difficilement compréhensible.
Voilà le pari que fait Iris Kaltenbäck pour son premier long-métrage en tant que réalisatrice. Dans les faits, Lydia est une sage-femme apprenant que sa meilleure amie est enceinte à peine quelques heures après s’être fait larguer. Au gré de ses errances, elle rencontre Milos, un chauffeur de bus. Mais leur relation ne va pas la satisfaire et là voilà qui s’embourbe dans une spirale de mensonges qui lui échappe très vite. Si les premiers petits mensonges peuvent se comprendre, car ils n’ont pas de véritables conséquences, ils sont les prémices de quelque chose de bien plus grand et de bien moins acceptable. Ainsi, le comportement de Lydia devient de moins en moins compréhensible et cache à peine des traumas, voire des troubles, qui l’ostracisent et, donc, l’empêche de recevoir notre empathie. C’est une personne malade dont les agissements sont intolérables.
C’est sûrement pour cela que la sage-femme est si bien entourée. En effet, son amie Salomé, jeune trentenaire, nouvellement maman et complètement paumée et Milos, chauffeur de bus blasé s’interdisant toute perspective aussi bien familiale qu’amoureuse sont les deux personnes qui gravitent en permanence autour de Lydia. Ce sont ses victimes et c’est vers eux que va se diriger notre empathie. Ces deux personnages sont humains, remplis de forces et de faiblesses, aux problématiques clairement exposées et, de fait, auxquels il est très facile de s’identifier. Le fait que ces deux personnages soient trompés par Lydia accroit ce lien avec les spectateurs. Mais ce ne sont pas des victimes anonymes comme on en trouve dans trop de films, ce sont des victimes personnifiées. Des victimes qui ont parfois tendu le bâton pour se faire battre, qui ont parfois été naïves, qui ont même été trop dures avec Lydia. Ce sont des victimes humaines, c’est pour ça qu’on ressent des choses pour elles, c’est ça qu’on reste accroché au film.
Mais cette empathie reversée vers des personnages qui ne sont pas des protagonistes n’est pas un heureux hasard. La réalisatrice semble avoir créé cette dynamique tout à fait intentionnellement. Preuve en est, la voix off. Iris Kaltenbäck avoue avoir longuement été indécise quant au personnage qui interprèterait cette voix off. Cependant, Lydia n’a jamais été une option. L’hésitation était entre Milos et Salomé. C’est donc un personnage secondaire qui va raconter l’histoire de Lydia, qui va s’adresser directement au spectateur. Ainsi, dès le départ, dès les premiers instants du film, Lydia est à distance, comme hors-jeu, la relation qui se construit l’exclue de l’équation.
Qui plus est, cette voix off utilise un procédé accroissant encore un peu plus l’empathie, un procédé qui se fait assez rare, l’ironie dramatique. Cependant, c’est une ironie intelligente dans le sens où elle ne donne pas la clef de ce qui va se jouer, mais simplement l’assurance que les choses vont mal tourner. Dès le départ, la voix off nous parle du procès qui implique Lydia et à partir de là, tout ce que la sage-femme fait devient suspect. De fait, donc, toutes les personnes qui sont à l’écran peuvent être flouées, mais elles ne le savent pas, alors que nous oui. L’ironie dramatique est un des vecteurs d’empathie les plus puissants, mais on lui préfère bien souvent le mystère qui tient plus en haleine. En effet, le risque de voir un spectateur décrocher pour la bonne et simple raison qu’il sait ce qui va se passer est un danger bien réel. Le mystère empêche cela là où l’ironie dramatique accentue ce risque. Mais ce n’est pas le cas dans Le Ravissement car le flou qui entraîne le procès de Lydia ne se dissipe que dans la deuxième partie du film et laisse place à un nouveau questionnement : on ne se demande plus ce qu’elle a fait, mais quelles seront les conséquences de ses actes. Étant donné qu’aucune réponse précise n’est donnée par la voix off (ni à l’une ni à l’autre question), le risque de décrochage du spectateur est moindre. C’est donc avec une grande intelligence et une grande justesse que la réalisatrice mêle mystère et ironie dramatique.
Le Ravissement c’est donc un pari narratif absolument réussi, un premier film plein d’audace qui rattrape les actes de sa protagoniste par une profonde humanité des personnages secondaires. C’est donc un peu plus qu’un film retraçant un fait divers que nous offre Iris Kaltenbäck, c’est un tour de force narratif, et c’est surtout un film dont le titre ne pourrait être mieux trouvé, mais pour savoir pourquoi, il faudra aller voir le film.