Leviathan
d’Andreï Zviaguintsev
Drame
Avec Alexeï Serebriakov, Elena Liadova, Vladimir Vdovitchenkov, Roman Madianov, Anne Oukolova
Sorti le 22 octobre 2014
Découvert par son premier et bouleversant long métrage Le Retour (Lion d’or à Venise en 2003), Andreï Zviguinstev fait partie de ces réalisateurs aux films-mystères qu’il faut regarder entre les lignes.
Leviathan fable l’histoire d’un homme face sa propre destruction. Film ponctué de touches allégoriques, il se construit entre mythe grec au héros tragique et essai sur la quotidienneté. Kolia vit avec son fils Roma et sa nouvelle femme Lilia dans sa maison bleue au bord de la mer de Barents. Maison de ses ancêtres transmise de génération en génération, il se bat, poings serrés, à l’aide de son ami et avocat Dmitri (joué par l’excellent Vladimir Vdovichenkov) pour empêcher le hideux maire de la ville de reprendre le terrain à ses propres desseins. Mais là, débute l’écroulement, commence la chute.
Mais Leviathan est loin d’être un film-martyr. Son ambition est bien plus grande. Dans les lignes de son scénario primé au Festival Cannes, il fait, en réalité, la description d’une condition humaine réelle et contemporaine, la décryptant et replaçant au cœur d’une fable, dans cette démarche universalisante qui rappelle indubitablement l’œuvre de Tarkovski. De là, naît alors une critique étatique, directement inspirée des propos du philosophe Thomas Hobbes (Léviathan, ou Traité de la matière, de la forme et du pouvoir d’une république ecclésiastique et civile, 1651). L’État est monstrueux, car tout puissant et sans pitié. Sous le regard de Zviguinstev, c’est une société putride et noyée dans l’alcool qui prend forme, aux ruines branlantes où le déséquilibre fait rage.
Ce Léviathan devient alors hybride. C’est celui du besoin de pouvoir inéluctable, celui de l’adultère, de la corruption d’une Russie au pouvoir assoiffé et sans pitié, de l’entremêlement gangréné de la politique à l’orthodoxie, de l’hypocrisie exsangue, de la révolte, de l’incertitude, de la liberté envolée, de l’injustice, de la nature asphyxiée et de la violence. À l’image de l’eau, le Léviathan s’immisce partout et sur son passage démantèle tout, absolument tout.
Perdu en ce monstre totalitaire, l’individu se perd alors. À cette tempête et cette détresse, se dessinent des échos cachés par milliers. Dans la vodka, transparente comme la vérité, qui coule à flots. Dans les vagues qui se brisent avec une force et une beauté terrifiante contre les rochers. Dans l’absence qui émane des ruines d’une église, des épaves d’un bateau et de la carcasse d’une baleine. Dans le silence broyé par la férocité de cris balancés aux visages, par le claquement des coups de fusil résonnant dans le néant, par le frémissement des poings qui martèlent les portes. Dans la religion, remise en question. Dans la violence de la destruction d’un chez soi. Et dans la musique de Philip Glass, incroyablement puissante, qui recouvre les paysages grandiloquents et solitaires de cette Russie du Grand Nord. L’orage de la tempête.
Heureusement, au milieu de tout ça, Zviguinstev pose des respirations. Quelques instants de silence – rares, mais placés à la perfection – laissent, au travers de ces paysages à la beauté hostile, émerger un temps arrêté. Comme le symbole de la mort ou le murmure d’un secret, ils bouleversent ponctuellement l’image, où le bruit assourdissant de cette tempête fracasse. C’est qu’ils sont, eux aussi, les outils du dessin d’une histoire dans l’histoire. Celle de la recherche d’une intimité et d’une vérité. Sans rendre le film plus superficiel, ces moments funambules y creusent, au contraire, par le charme d’un temps en suspens, toute l’intensité, la complexité et la cruauté d’un film-fable, d’un film-monstre.
Andreï Zviguinstev, au bruit du vent et des vagues, le temps d‘un soupir – celui de la durée du film – nous rappelle qu’au milieu de la nature comme de la société « l’homme est plus dangereux que le fauve ». Et quand l’invisible prend le pas sur le visible, de ce monstre, lové au creux de notre monde et la petitesse de chaque individu, se dessinent alors les contours.