auteurs: Joyce Carol Oates
éditions : Philippe Rey
date de sortie : 9 octobre 2014
genre : Fantastique
Dans les années 1905 à 1906, des événements malheureux s’abattent mystérieusement sur la petite ville universitaire de Princeton… Si cette accroche à de quoi intriguer, elle n’est pourtant pas le principal atout de ce livre, car c’est surtout dans son aspect de chronique historique que celui-ci réside.
En effet, cette suite d’incidents, avec ces étonnantes apparitions et phénomènes surnaturels que certains historiens ont ramenés, « avec une légèreté inexcusable », à une manifestation exceptionnelle d’hystérie collective, ne peut paraitre anodine à l’historien M.W.Van Dyck. Aussi celui-ci tente-t-il de relater ce qui, pour lui, ne peut être que le résultat d’une malédiction dont il met en avant les différents acteurs et victimes au cours de ces tristes mois. Passant d’un personnage à l’autre, le lecteur est ainsi véritablement amené à pénétrer l’intérieur familial des bons citoyens américains pas si immaculés que ceux-ci ne voudraient le faire croire…
Ce cadre privé est pourtant souvent dépassé, ce récit dressant un panorama des idées du siècle (darwinisme, théorie du libre arbitre, condition féminine, débuts de l’aryanisme…) à l’occasion d’une rencontre avec Jack London, le président Roosevelt ou d’une pensée de l’un ou l’autre protagoniste, au rang desquels on retrouve d’ailleurs le penseur socialiste Upton Sinclair. Bien que ce contexte historique ne peut manquer de nous intéresser, c’est surtout l’étude des caractères qui marque, tant elle met adroitement et ironiquement en lumière les limites ainsi que les contradictions de chaque personnage que l’on suit jusqu’aux confins de leur folie.
Le narrateur historien n’est pas en reste de ces incohérences, finalement bien humaines, qu’il révèle à travers addendum, note en bas de page et post-scriptum embrayant parfois inopinément, en dépit de leur nature digressive et donc facultative, sur le récit.
Il semblait déjà assez étrange qu’un historien souhaitait s’attaquer objectivement à un récit en privilégiant l’hypothèse d’une malédiction et donc du surnaturel, mais là ne réside pas la seule absurdité.
Ainsi, découvre-t-on que, en dépit de son statut d’historiographe le contraignant à délivrer la vérité, M.W.Van Dyck refuse parfois de divulguer certaines informations, tandis qu’il n’hésite pas à mettre le feu à l’une ou l’autre source sous prétexte de bienséance. Laissant plus d’une fois parler son émotion plus que sa raison, M.W. Van Dyck laisse échapper des jugements personnels. Cependant, au rang des défaillances les plus inconcevables pour un analyste de l’Histoire, c’est surtout l’aveu de ne pas pouvoir donner du sens à chaque épisode constituant cette chronique qui perturbe le plus, le lecteur devant faire son deuil d’une fin rationnellement et unanimement délivrée pour se tourner vers sa propre interprétation des faits…
Si ces erreurs sont condamnables aux yeux de la profession, le lecteur y fait face avec délectation. En effet, outre qu’elles mettent à nu les ficelles du métier d’historien, à la fois dans la rédaction et dans la recherche, elles dynamisent un récit à la fois dramatisé ou dédramatisé par ce personnage extérieur qu’est l’historien. De plus, les remarques de M.W.Van Dyck sont disséminées avec parcimonie, ce qui permet de ne pas gêner l’immersion dans l’histoire princetonienne et l’identification à ses personnages.
En fin de compte, la faiblesse de cet historien fait la force de Joyce Carol Oates, qui malgré quelques longueurs sur la fin de ce roman riche et dense, a su : « inventer des fables fantastiques, d’une précision d’horloge et qui néanmoins ne soient pas prévisibles », confirmant par-là la supériorité de l’écrivain, car « l ’auteur de fiction est [en effet] le détective suprême, qui n’explore pas seulement l’intrication des faits, mais aussi celles des motifs, à la façon d’un psychologue, qui scrute l’individu et éclaire l’espèce » (page 510) ….